Affaire Jean Vanier : la communauté chrétienne et ses pièges

Plusieurs fondateurs de communautés catholiques se sont imaginés investis par l’Esprit, alors qu’ils étaient avant tout habités par des exaltations affectives, parfois perverses. Ceci invite à la vigilance

 Jean Vanier en 2014.
Jean Vanier en 2014. ©AFP

”Le regard du prêtre”, une chronique d’Eric de Beukelaer (1)

“Oh non, pas Jean Vanier… ” C’est ce que je me suis dit… avec tant d’autres… quand a éclaté l’affaire du fondateur de “l’Arche”. L’ancien officier de marine canadienne avait créé, en 1964, un type de foyer révolutionnaire où des adultes souffrant d’handicap mental vivaient en fraternité avec des membres valides. Dispersée dans plus de 35 pays, l’Arche devint une œuvre universellement applaudie, avec un fondateur se donnant sans compter. Lors du décès de celui-ci en 2019, beaucoup – dont l’auteur de ces lignes – pensaient qu’il y aurait un jour un “saint Jean Vanier”. D’où la sidération quand fut révélé, un an plus tard, que le regard doux du bienfaiteur cachait un délire érotico-mystique. Dans l’ombre, quelques âmes “d’élection” recevaient de sa part des faveurs sexuelles, supposées les faire entrer dans l’intimité entre Jésus et sa mère. Un pareil pot-pourri (au sens propre du terme) ferait rire, s’il ne portait à vomir. L’enquête, initiée par l’Arche, fit émerger cette douloureuse vérité. Reste la question : comment, sous l’emprise du père Thomas Philippe, son mentor, une héroïque générosité a-t-elle pu cohabiter avec pareille perversité ?

Le fond de l’âme de Jean Vanier nous échappe mais un confrère m’a offert une utile clef de lecture en me faisant découvrir un écrit sur la communauté chrétienne du pasteur Dietrich Bonhoeffer (1906-1945). Ce théologien protestant, martyr du nazisme, publia en 1939 un essai intitulé “Gemeinsames Leben” (Kaiser Taschenbücher éd. 1987). L’auteur y critique (PP. 22 à 24) l’aspiration à “je ne sais quelles expériences communautaires inédites qui ont été refusées ailleurs.” Parce que cela “introduit dans la communauté chrétienne des désirs qui ne sont ni clairs ni purs.” Et Bonhoeffer d’ajouter : “premièrement la fraternité chrétienne n’est pas un idéal mais une réalité donnée par Dieu et, secondement, la réalité chrétienne est une réalité pneumatique et non pas psychique. D’innombrables fois, une communauté chrétienne tout entière s’est effondrée du fait qu’elle vivait d’une image illusoire. […] Celui qui rêve de l’image idéale d’une communauté, celui-là exige de Dieu, des autres et de lui-même qu’elle se réalise. Il se présente dans la communauté des chrétiens avec ses exigences, érige une loi qui lui est propre et en fonction de laquelle il juge ses frères et Dieu lui-même. ”

La recherche de l’être providentiel

Plusieurs fondateurs de communautés catholiques se sont imaginés investis par l’Esprit, alors qu’ils étaient avant tout habités par des exaltations affectives, parfois perverses comme dans le cas de Jean Vanier. Ceci invite à la vigilance car elle nous taraude, la recherche de l’être providentiel qui transformera notre grisaille quotidienne. Qui ne rêve pas de former le “couple idéal”, de fonder la “famille idéale avec des enfants idéaux”, de devenir le “chrétien idéal”, vivant dans “la communauté idéale, avec un leader idéal et des adeptes idéaux”… ? Quand advient une personnalité charismatique qui donne corps à ce phantasme, des idéalistes la suivront sans sens critique, au risque de cruelles désillusions. Rappelons-nous que le Christ n’a jamais prétendu être entouré de “disciples idéaux”. Ses douze compagnons étaient lâches, vantards et avides d’occuper les meilleures places. L’un d’eux a même trahi le Maître. Et pourtant, ce sont ces bras cassés dont l’Esprit fit les apôtres, colonnes inébranlables de l’Église à venir. Ayons de l’idéal mais plutôt que de nous rêver en super-héros de la vie chrétienne, montrons-nous tels que nous sommes : de vulnérables disciples de l’Esprit. Si l’affaire Jean Vanier enseigne une chose, c’est la paradoxale logique de l’Évangile : “Dieu a choisi ce que le monde considère comme une folie pour confondre les sages, et il a choisi ce qui est faible pour couvrir de honte les puissants. ” (1 Corinthiens 1, 27)

(1) Blog : http://www.ericdebeukelaer.be/

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