Génération scalpel
Depuis 2019, les 18-34 ans consomment plus d’actes esthétiques que les plus de 60 ans.
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Publié le 10-05-2023 à 10h54
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Chronique de Francis Van de Woestyne
Perdu dans mes pensées, j’entends Noursel, la coiffeuse murmurer : “La couleur de vos cheveux est exactement celle que me demandent les jeunes qui viennent dans mon salon…”. Je tourne la tête à gauche : un homme d’une quarantaine d’années se fait couper les quelques brindilles noires qui s’accrochent désespérément à son crâne. À droite, une jeune fille arbore une chevelure de casque d’or. Noursel constate mon air ahuri et insiste : “Je parle bien de vos cheveux gris. Beaucoup de mes jeunes clients me demandent de teindre leurs cheveux couleur poivre et sel, voire même en blanc : c’est très tendance…” Cette coiffeuse de quartier n’est pas du genre à flatter ses clients pour obtenir un pourboire. Plutôt encline à dire à cette vieille dame : vous me payerez la prochaine fois.
Les diktats de la beauté
Sa remarque me remet en mémoire une chronique, entendue il y a quelques jours dans Tendance Première, de Lirim Tasdélèn, psychopédagogue. Il évoque les diktats de la beauté qui poussent certains jeunes à avoir recours de plus en plus souvent au scalpel. Son constat s’inspire du livre “Génération bistouri” (Ed. Lattès), une enquête réalisée en France par Elsa Mari et Ariane Riou. Elles ont poussé la porte des cliniques, ont écouté des mères et des filles remodelées, la chirurgie en héritage. Elles ont interrogé des jeunes hommes au corps corrigé, meurtri par de graves complications.
Leur constat est alarmant. Depuis 2019, les 18-34 ans consomment plus d’actes esthétiques que les plus de 60 ans. Les chirurgiens ne doivent plus corriger les effets du temps sur les visages et les corps des femmes et des hommes vieillissants, mais bien les prévenir chez les jeunes avant trente ans afin que leur visage et leur corps correspondent aux nouveaux codes la beauté. Ces "lois" se sont progressivement imposées à certains jeunes, au départ de quelques influenceuses dont la plus célèbre, Kim Kardashian. Désormais, beaucoup de filles, à peine âgées de vingt ans, se font refaire le visage, les seins, les fesses pour obtenir un corps parfait. Que personne ne possède.
Une femme, pour être remarquée, courtisée, aimée, devrait donc avoir les pommettes saillantes, les lèvres parfaitement ourlées, les yeux en amande. Les jeunes hommes n’échappent pas à cette obligation de présenter un corps de rêve : pour avoir une dentition régulière, un crâne bien garni et un ventre plat, ils n’hésitent pas à se rendre en Turquie où des “médecins” pratiquent à bon prix, les opérations exigées par ces nouveaux standards du look. En France, des étudiants consacrent une partie de leur bourse à améliorer leur apparence. Et dans certaines familles, c’est la récompense après le bac : un grade et hop ! une prothèse mammaire.
Le problème est que certains jeunes sont soumis à une forme d’addiction. Dès qu’ils corrigent une partie de leur corps, c’est une autre qu’il faut améliorer. Et ils vont se faire des injections de botox comme ils se rendent chez le coiffeur. Mais que deviendront ces corps transformés dans dix, vingt ou trente ans ? Car les changements sont irréversibles. Les cliniques voient parfois les filles revenir en larmes, suppliant de retrouver leur corps d’avant : impossible.
Autre constat dressé par les médecins spécialistes. Avant, les hommes et les femmes venaient avec une photo d’un acteur ou d’une actrice pour illustrer la personne à laquelle ils voulaient ressembler. Aujourd’hui, les jeunes exhibent leur “avatar”, à savoir leur photo retouchée grâce aux fonctions d’Instagram. Stromae le dit mieux que quiconque dans sa chanson “Défiler” : “Petit, avant d’apprendre un métier, faut d’abord apprendre à retoucher la photo d’un CV”. Futile, ce sujet ? Que non. Quelle société se dessine si une jeunesse n’est plus capable de s’aimer telle qu’elle est ?
Des sérieux et des charlatans
Concluons par deux nuances importantes. Il est parfois utile et nécessaire de corriger certains défauts de naissance ou éléments disgracieux qui peuvent engendrer des complexes et des moqueries. Être bien dans sa peau, avoir confiance en soi, c’est essentiel. L’important est que ces corrections soient réalisées auprès de médecins spécialisés et non par des charlatans très présents sur les réseaux sociaux qui publient parfois de faux “avant-après”. Deuxième nuance : même si les chirurgiens sont formels et constatent que les jeunes sont de plus en plus nombreux à peupler leur salle d’attente, la majorité des jeunes - nous ne sommes pas au Brésil - n’ont pas recours à ces pratiques invasives. Car ce n’est pas l’apparence qui compte, mais ce qu’un homme et une femme ont à l’intérieur d'eux même : leur âme. L'important est qu'une société soit multiculturelle, mixte, riche de ses différences. Évitons donc tout jugement hâtif. Et gardons l'esprit ouvert car on peut dépenser sans compter pour avoir un corps refait et militer pour des belles causes, mettre en avant des valeurs humanistes, généreuses qui permettront de construire une société plus juste, plus solidaire, plus sensible à l’environnement, plus attentive aux autres.. “Il ne faut jamais juger les gens sur leurs fréquentations. Tenez, Judas, par exemple, il avait des amis irréprochables” (Paul Verlaine).