Les adeptes d'une décroissance sont-ils des illuminés ?

Ou leur appel correspond-il à une nécessité humaine ? Tentative de réponse avec le philosophe Emmanuel Mounier.

 La «tiny house» mise en location par le collectif ERNESST est un cocon en bois de 17 m2 avec vue sur le lac de Genval.
La «tiny house» mise en location par le collectif ERNESST est un cocon en bois de 17 m2 avec vue sur le lac de Genval.

Une chronique de Laura Rizzerio, philosophe (UNamur)

Malgré la crise climatique que nous traversons, de nombreux appels à la sobriété (ou à une décroissance) reçoivent un accueil mitigé et sont qualifiés de culpabilisants, inutiles et utopistes. Quel que soit le camp dans lequel on se situe, on oublie malheureusement de se poser une question fondamentale : le désir de possession matérielle est-il naturel, fondamentalement humain ? Ou est-il un comportement déviant qui doit être corrigé ?

En 1934, Emmanuel Mounier s’attachait déjà à cette question (1). Et ses réflexions restent d’une surprenante actualité.

Pour le philosophe français, le désir d’appropriation est inévitable : l’homme ne peut s’en défaire. Même si la possession ne le comblera jamais définitivement (on cherchera toujours à posséder davantage), l’avoir donne à l’homme “le sentiment d’être fort, de jouir, d’être considéré”.

Inutile donc de demander à l’Homme de ne plus rien posséder, tant le désir d’appropriation marque l’aspiration naturelle de l’être humain à s’accomplir. Pour autant, cette aspiration porte en elle un grand danger. Elle risque de réduire l’être à l’avoir : de croire que l’on est parce que l’on possède.

Les vertus de la dépossession

Emmanuel Mounier ouvre alors sa réflexion sur la nature de la “propriété”. Il démontre que la véritable “appropriation” se conjugue avec une attitude responsable face aux biens propres et au bien commun, et qu’elle se décline dans de gestes de partage, de solidarité et de don, parce qu’on ne possède vraiment que ce que l’on accueille et qui laisse libre de disposer de soi. Nous pouvons constater cela en considérant, par exemple, l’élan de solidarité qui mobilise la population dans les situations d’urgence, ou dans les collectes pour de projets solidaires.

Qu’est-ce qui pousse les gens à donner de leurs biens et de leur temps si non la perception, parfois même pas entièrement consciente, que par ce geste leur vie trouve – ou retrouve – son véritable sens ? Les témoignages de ceux qui ont investi dans la solidarité le prouvent : leur vie s’est retrouvée changée, plus simple et plus accomplie, grâce à la dépossession de soi que leur investissement a exigé.

Au contraire, l’appropriation qui renferme l’individu dans l’avoir – celle-là même qui a été largement promue par la culture capitaliste et par l’ultralibéralisme – suscite une volupté sans fin qui finit par détruire l’humain et son environnement à cause de la prédation qu’elle favorise.

Pour préserver notre propre humanité

Reconsidérés à la lumière d’Emmanuel Mounier, les appels à la sobriété et à la décroissance sonnent, me semble-t-il, moins moralisateurs. Ce n’est pas tant pour autrui, ni même pour sauver la planète, que nous devrions repenser nos comportements et nos modes de consommation, mais pour préserver notre propre humanité et l’empêcher de se dissoudre dans une possession qui ne sera qu’illusion de maîtrise, aspiration au confort et refus des échanges, du partage et des contacts gratuits avec les autres humains.

Si ces paroles du philosophe français résonnent encore en nous, presque un siècle après avoir été prononcées, c’est sans doute qu’elles disent vrai. Le fait de repenser notre mode d’appropriation, de consommation et de gestion des ressources pour l’ajuster à ce qui correspond au désir plus profond de notre être ne s’impose pas à nous à cause du rêve utopiste de quelques écologistes “illuminés”, mais constitue une nécessité en vue de sauvegarder ce que nous avons de plus précieux : notre humanité.

1 L’article a été publié pour la première fois dans la Revue Esprit et ensuite réédité avec le titre De la propriété capitaliste à la propriété humaine, (Bruges, Desclée de Brouwer, 1936).

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