"La terre n’a pas besoin de l’homme mais l’homme ne peut pas exister sans la nature"
Alain Hubert, explorateur polaire, raconte ses expéditions de l’extrême, ses combats et ses exploits. Le principal : la station “Princess Elisabeth”, qui devrait faire la fierté de la Belgique. Elle est une référence mondiale, zéro émission, du savoir-faire belge.
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Publié le 21-05-2023 à 07h59
Une grande gueule
Il est rare qu’une personne ose ainsi se définir : “grande gueule”. Enfant, Alain Hubert, qui deviendra ingénieur civil, guide de haute montagne, explorateur polaire, était déjà, confie-t-il sans ambages, “une grande gueule”. Un leader né. Passionné par la nature, fou de joie, lorsqu’à 15 ans, il se retrouve seul au sommet d’une montagne, courant dans la haute neige, alors sa famille a fait demi-tour.
Ce grain de folie ne l’a jamais quitté. Sa grande gueule, non plus. Cette force lui a permis de réaliser des expéditions extraordinaires, dans des conditions climatiques extrêmes lui imposant des combats. D’abord contre lui-même. Avancer, mettre un pas devant l’autre. Cela est devenu une obsession au fil de sa vie. Quitte à bousculer, à déranger, à susciter des jalousies. Soupçonné de conflit d’intérêts, il a été totalement “blanchi” par la Chambre du Conseil du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, dans une ordonnance de non-lieu rendue le 5 janvier 2015.
Alain Hubert, passe une partie de sa vie en Antarctique, au Cap et… à Rhode-Saint-Genèse. C’est là que je l’ai rencontré. Dommage, j’aurais préféré une des deux autres destinations ! Ce qu’il a été réalisé est énorme : avec la Fondation polaire internationale qu’il a créé et ses partenaires privés, il a construit et financé la station de recherche scientifique “Princess Elisabeth” en Antarctique. Il la gère sur place ou à distance. Cette station polaire “Princess Elisabeth”, est un centre unique, zéro émission que tous les grands pays nous envient. Elle accueille régulièrement de nombreux scientifiques belges et internationaux.
Aujourd’hui encore, la petite Belgique est une grande nation du pôle Sud. Il faut dire que, grâce à Adrien de Gerlache et son équipage qui seront les premiers en 1897-98 à passer un hiver en Antarctique à bord du Belgica, la Belgique a une expertise irremplaçable en la matière. Les études réalisées au pôle Sud conduisent aux mêmes conclusions. Alain Hubert les résume ainsi “Pour la première fois depuis que notre espèce est sur cette planète, nous connaissons la cause du problème du réchauffement climatique : c’est nous. Et la solution ? Elle passe par nous”.
L’être humain a commis beaucoup d’erreurs mais il pourrait les corriger. Y parviendra-t-il à temps ? Alain Hubert est plutôt optimiste.
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
À Boitsfort, à deux pas de la forêt. C’était notre terrain de jeu. Mes premières expéditions, je les ai faites dans ces bois, il y avait presque un mètre de neige en hiver. Dans la rue, nous étions les rois à vélo. C’était une autre époque. Mon père travaillait dans le traitement des eaux, Il a créé les services mobiles de la Croix rouge, les banques alimentaires en Europe. Issu d’une famille de résistants lors de la guerre de 40-45, mon père m’a transmis le sens du devoir. Ma mère s’occupait de ses quatre enfants de façon très active. Je suis l’aîné, l’enfant terrible. J’ai deux sœurs et un frère avec qui nous nous inventions toutes les aventures.
Une enfance heureuse ?
Je n’ai que de bons souvenirs. Nous allions en vacances dans la forêt de Dworp, près de Bruxelles. À 15 ans, nous sommes allés en Autriche. Lors d’une grande balade en famille et avec des amis, alors que les nuages envahissaient la montagne, mon père a fait demi-tour parce qu’on n’y voyait plus rien. Je n’ai pas voulu redescendre. Il m’a laissé continuer seul. Je suis arrivé au sommet à 2 700 mètres. Là, je me suis retrouvé au-dessus des nuages. J’ai couru comme un fou. Ce jour-là, j’ai su que la montagne ferait partie de ma vie. Elle ne m’a plus jamais quitté. C’est elle qui m’a tout appris. En montagne on se bat contre soi-même, pas contre quelqu’un d’autre. La nature y est imprévisible, elle nous dépasse. En montagne, on comprend qu’on n’est rien du tout. Mais on a aussi une relation très intime : j’ai besoin des rochers et de la sagesse des pierres, de ce contact physique avec la terre.
Quel enfant étiez-vous ?
Turbulent, grande gueule déjà. Très sportif, bon à l’école, très impliqué dans les mouvements de jeunesse, le scoutisme. J’ai fait beaucoup de sport, du handball, notamment : notre équipe a été championne de Belgique.
Pourquoi avoir choisi de devenir ingénieur civil ?
J’ai toujours été fasciné par la construction. Mes premiers meubles, je les ai fabriqués à douze ans. Enfant, j’ai lu des livres d’aventures comme “Prince Éric” ou le “Petit ingénieur”. Nous n’avons pas connu le “mai 1968” à la française, mais il y avait un esprit de liberté, tout paraissait possible. Nous avons vécu cette époque comme une porte d’ouverture, convaincus que nous allions changer le monde. J’ai eu la chance de pouvoir faire des études, un vrai privilège. Deux ans à Leuven puis à trois à Louvain-la-Neuve.
Comment avez-vous débuté votre carrière professionnelle ?
Avant la fin de mes études, j’ai créé avec un ami à Bruxelles une entreprise de construction, sous la forme d’une asbl : il nous arrivait de travailler gratuitement pour les gens qui n’avaient pas d’argent. Avec ma femme, nous avons d’abord vécu à Saint-Josse, dans une maison communautaire. En 1979, nous avons créé une entreprise coopérative, avec quatre autres familles et avons acheté une ferme dans les Ardennes. C’est là que nos trois enfants ont grandi. Nous avions mis sur pied un projet d’accueil pour des personnes à qui nous proposions de travailler dans les activités agricoles de la communauté. Parallèlement à la création d’une des premières coopératives bio en Belgique, nous avons monté une entreprise de construction qui avait plusieurs secteurs d’activité : la menuiserie-ébénisterie, les toitures et la culture des plants de pommes de terre. La société pratiquait la cogestion afin de permettre aux gens qui ont fait des études et ceux qui n’en ont pas fait de travailler ensemble, avec la même rémunération. Nous travaillions beaucoup, et j’ai toujours eu des difficultés à faire la différence entre les jours de semaine et le dimanche. J’ai ensuite quitté la ferme quand mes enfants sont devenus grands et indépendants.
Pourquoi ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi, mon destin sans doute… Dans notre entreprise, nous pouvions nous arrêter quelque temps pour un projet ou une expédition. J’avais déjà organisé avec un ami des camps de montagne. Par ailleurs ma mère à qui j’avais communiqué la passion de la montagne, s’y est engagée plus à fond. Et un jour, j’avais 30 ans, elle m’a annoncé qu’elle partait dans l’Himalaya pour une expédition avec ses amis suisses. Je lui ai dit : ce ne sera pas sans moi ! Une grande première en 1983. André Georges, célèbre guide, et moi-même, avons réussi l’ascension de la difficile arête Est de l’Amadablam (un sommet de 6812 mètres au Népal)… Nous sommes arrivés au sommet dans la tempête, après plusieurs jours d’ascension sans plus aucune nourriture et ayant perdu un de nos sacs à dos dans une chute de séracs de glace. Le ciel s’est soudain déchiré et l’Everest m’est apparu pour la première fois. Au printemps, c’est un monstre : il fait deux fois la hauteur du Mont Blanc mais huit fois son volume. À ce moment précis, j’ai su que, pour moi, les années qui allaient suivre se passeraient dans l’Himalaya. Pendant dix ans, j’y ai organisé de nombreuses expéditions. J’ai parcouru le Népal, Tibet, le Pakistan, l’Inde : cela a été une ouverture importante sur d’autres cultures, d’autres philosophies, une autre façon de vivre. J’aurais pu vivre là-bas.
De l’Himalaya, vous êtes passé au pôle, toujours à la recherche de la nature, de l’immensité…
La pratique de l’alpinisme dans l’Himalaya a renforcé la confiance en moi mais aussi la compréhension de ma fragilité par rapport à la nature, celle qui ne pardonne aucun orgueil. Elle m’a donné l’envie d’aller voir ce qui se passe au nord de la planète, dans les pôles. Jeune, j’avais lu des récits d’aventuriers et je gardais le souvenir de ce livre, caché dans un recoin de la bibliothèque paternelle, qui retraçait la vie de Roald Amundsen, marin et explorateur polaire norvégien. En 1898, il avait participé à bord du Belgica, à l’expédition polaire belge d’Adrien de Gerlache lors du premier hivernage en Antarctique. Fort de l’expérience acquise au fil des années, je me suis dit : pourquoi pas moi ? J’ai ainsi réalisé plusieurs expéditions au Spitzberg, en Norvège puis au nord du Canada, la terre des Inuits. Trois ans plus tard, j’ai monté, avec un de mes amis, une grande expédition de 750 km, à skis, en plein océan arctique vers le pôle Nord. Cela reste une des grandes performances dans le monde polaire… À l’époque, nous utilisions un des premiers GPS, lourd d’un kilo et demi : il est d’ailleurs tombé en panne plusieurs fois. Quand nous sommes arrivés au pôle Nord, nous n’y étions déjà plus puisque la glace bouge sans cesse. On peut aussi y faire le tour de la planète en quelques minutes… Tout cela m’a bouleversé. Avant de revenir, j’avais déjà décidé d’aller au pôle Sud.
Comment avez-vous financé vos expéditions ?
Rechercher des partenaires financiers pour une expédition est un long travail et je n’aime pas être placardé d’étiquettes en tous sens. J’ai eu la chance, au début de mes expéditions polaires d’obtenir le soutien de la société “Compaq Computer” (rachetée depuis par HP). Cela s’est fait à l’américaine : dix jours après le premier mail et trois jours après la première rencontre, ils me donnaient leur accord. Ils m’ont inconditionnellement soutenu pendant dix ans. Exceptionnel. Depuis de nombreuses années, j’ai la chance d’être en tant qu’explorateur, ambassadeur pour Rolex. Une maison qui a toujours été très impliquée dans l’exploration et la préservation de la planète.
Comment est né le projet Antarctique ?
Après avoir atteint le pôle Nord en autonomie en 1994, j’ai voulu aller voir ce qui se passait de l’autre côté, au pôle Sud. Je me suis donc penché sur l’histoire de ce continent et la recherche polaire. J’ai découvert que c’est une expédition belge montée par Adrien de Gerlache qui avait réalisé le premier hivernage en Antarctique. On allait en célébrer le centenaire lors de l’Année polaire internationale en 1997-98. J’ai donc imaginé une exposition sur la Belgique et l’Antarctique : “Le dernier continent”. Et dans la foulée, j’ai proposé à mon ami Dixie Dansercoer de tenter la plus grande traversée de l’Antarctique : j’aime les traversées. Mettre un pied devant l’autre pendant des mois. Ne penser qu’à une seule chose : avancer. J’ai demandé à un scientifique belge de faire tourner son modèle mathématique sur la circulation des vents catabatiques qui en Antarctique descendent des hauts plateaux vers l’océan. La modélisation a révélé des vents de travers sur les 2000 km que nous allions devoir affronter sur le plateau. J’étais convaincu que nous pourrions à l’aide du vent avancer plus rapidement et sans doute arriver à traverser le continent de part en part sur 4000 km en autonomie. Il restait à inventer un système plus léger que tout ce qui existait alors. Et c’est en adaptant un modèle de voile conçu dans les années 70 pour le programme spatial Apollo que nous avons réalisé la première voile simple surface, à l’origine du kite surf.
Détail, c’est grâce aux Américains et non aux Belges que vous avez pu rentrer…
En effet, une histoire belge… Informés de notre projet de traversée empruntant un territoire pratiquement vierge de l’Antarctique de l’Est, deux instituts de recherche (français et américains) m’avaient demandé d’effectuer un nombre important de mesures scientifiques tout au long de la traversée. J’y ai beaucoup travaillé et même mis au point une méthode de photographie des cristaux de neige pour des carottages à réaliser tous les 50 km. Le Service public fédéral de programmation Politique scientifique (Belspo) n’avait pas reconnu la dimension scientifique de cette expédition, considérant que nous n’étions que de simples touristes. Nous étions donc interdits d’accès dans la station américaine Mc Murdo, destination finale de notre expédition. Nous y sommes arrivés, mais après le départ du bateau : nous n’avions aucune possibilité de quitter le continent pour rentrer au pays. Campant aux alentours de la station, il a fallu plus d’une semaine pour que, la presse belge, s’étant offusquée de notre sort, le patron de la station américaine, sur ordre de la Maison blanche, vienne nous présenter les excuses officielles des États-Unis et nous rapatrient gracieusement vers la Nouvelle-Zélande. À notre retour en Belgique, nous avons reçu un accueil absolument formidable. Cette expédition a participé à raviver l’intérêt pour les régions polaires inscrit dans l’histoire de notre pays.
“Notre génération n’a pas été éduquée au changement”
Peu après en 2002, avec votre femme Nighat, vous avez créé la Fondation polaire. Comment est né le projet ?
Deux éléments ont provoqué cela. L’un est scientifique, l’autre anecdotique. En rentrant de cette expédition, le climatologue André Berger, immense scientifique de l’UCL mondialement reconnu, m’a demandé ce que nous allions pouvoir faire ensemble dans le futur. Je n’ai su que lui répondre trop impressionné par un homme aussi érudit. Par ailleurs, et à peine quelque temps plus tard, en traversant la place Jourdan, à Etterbeek, j’ai entendu un gamin crier à son ami “allez Dixie tire…” : ils tiraient une caisse en bois, avaient des bâtons en main et avaient écrit “Compaq” sur leurs caisses faisant office de traîneau. Ils jouaient à Alain et Dixie dans la rue. Rentré chez moi, je me suis écroulé, tellement j’étais ému. Les expéditions, on les réalise d’abord pour soi-même. Mais là, je me suis rendu compte que j’étais devenu un personnage public qui pouvait avoir un impact sur les jeunes et les moins jeunes, comme ce professeur de l’UCL.
Quel était le but de la Fondation ?
Nous avons créé la Fondation polaire internationale, comme une plateforme entre sciences et société. L’objectif est d’expliquer le but de la science polaire dans l’équilibre climatique et dans les actions à mener contre les changements climatiques puisque c’est en particulier en Antarctique que l’on a pu prouver qu’ils sont dus à la présence de l’homme sur Terre et en particulier à l’exploitation des énergies fossiles. L’autre raison est que la science environnementale est un enfant pauvre du financement de la recherche alors qu’elle joue un rôle essentiel comme moteur de l’action économique et sociale.
Pouvez-vous expliquer en termes simples… ?
En Antarctique, la température est toujours inférieure à zéro degré. Quand la neige tombe, elle ne fond pas. Or la neige, ce sont des cristaux et entre eux, il y a de l’air qui circule avec la pression atmosphérique et qui, au fur et à mesure de l’accumulation de neiges, ne peut plus s’échapper. La neige se tasse au fur et à mesure que les milliers et millions d’années passent. En Antarctique, il y a plus de 3000 mètres d’épaisseur de glace au milieu du continent. Lors de l’hivernage en 1957-59, le professeur Claude Lorius, glaciologue français, a mis dans son verre de whisky un petit morceau de glace en provenance d’un de ces premiers carottages. Il s’est aperçu que des bulles d’air s’en échappaient en remontant dans le verre. Il s’est dit qu’en forant de plus en plus profondément et en analysant au fur et à mesure ces bulles d’air, il pourrait “remonter dans le temps” et obtenir des informations sur la composition des gaz dans la basse atmosphère pour reconstituer une archive du climat.
Qu’ont révélé les premiers carottages ?
Les informations collectées dans les différents forages effectués dont celui d’EPICA (European Project for Ice Coring in Antartica) ont d’une part, apporté la confirmation du caractère anthropique de la concentration en CO2 dans la basse atmosphère et d’autre part, révélé l’augmentation exponentielle de cette concentration depuis le début de l’ère industrielle et donc de l’exploitation des énergies fossiles. La planète est sortie de la variabilité naturelle de la concentration en CO2 qu’elle connaissait depuis 800 000 ans. Elle subit une accélération de la température à des niveaux divers pour les océans, les régions polaires et bien entendu l’atmosphère avec ce fameux seuil de +1,5 °C à ne pas dépasser si on veut éviter un emballement du système… Et force est de constater qu’au train où va, il sera largement dépassé d’ici la fin du siècle.
La perspective de l’extinction de l’homme sur Terre est donc réelle ?
L’histoire nous l’apprendra et là n’est pas l’important me semble-t-il. Ce qui est intéressant est qu’étant la cause principale de ces changements, nous en sommes une grande partie de la solution. À l’échelle de quelques siècles, cela devrait inviter nos sociétés à sortir de la léthargie pour agir. Car c’est l’action qui dynamise une société et non la peur de la fin d’un monde. Nous arrivons à la fin d’un système et nous devons nous convaincre que nous avons la capacité d’en inventer un autre qui sera plus solidaire et, soyons optimistes, peut-être moins arc-boutée sur le statu quo. Le défi est mondial… Mondial et social, c’est là son intérêt.
Faut-il revenir en arrière ?
Non ! Ce n’est pas du tout ce que je dis. Notre génération n’a pas été éduquée au changement. Or la capacité de changement est aujourd’hui la clé du développement futur de nos sociétés. Les jeunes l’ont bien compris et ont raison de se révolter. C’est pour cela qu’il faut investir massivement dans l’éducation afin d’accélérer le changement.
Qu’attendez-vous du monde politique ? Comment peut-il agir ?
Il faut que le monde politique arrête de considérer que les citoyens sont des enfants, incapables de prendre leurs responsabilités. Revenons en Belgique et prenons l’exemple de la réforme fiscale. Il faudrait tout remettre à zéro et non continuer à mettre du plâtre sur une jambe de bois. Il faut fixer des objectifs climatiques, environnementaux et donc économiques ambitieux aux Régions et puis aux communes pour les transférer aux gens à une échelle locale. Des objectifs à long terme, avec des paliers intermédiaires à atteindre. Les choses ne changeront que si les gens y voient un intérêt financier, pas par idéologie.
Comment “vendre” cette idée ?
Nous devons reconsidérer notre relation à l’environnement : la nature, l’habitat, la mobilité,…. Beaucoup d’initiatives sont prises au sein de la société civile, c’est positif et il faut le souligner. Le problème est que tous les humains ne sont pas à même de changer leur mode de vie. Si vous n’avez pas assez d’argent pour manger, comment voulez-vous, par exemple, installer des panneaux solaires ? Nos gouvernants ont le devoir de montrer qu’avec les changements de société, les gens auront plus et pas moins. L’écologie ne peut pas être punitive. Mais la société est inégale et doit impérativement faire preuve de plus de solidarité, de partage. C’est aussi un des objectifs de la taxation.
En matière d’énergie, quel est le mix énergétique idéal ?
L’énergie principale du 21e siècle va rester le charbon. Si vous diminuez par deux le taux de croissance de la demande en énergie et que vous vous projetez à la fin du siècle, le charbon gardera 30 % de marché, c’est l’énergie la plus facilement accessible. Les réserves d’énergies conventionnelles que sont le gaz et le pétrole resteront limitées et indispensables à toute transition ; il suffit de penser à la pétrochimie qui est partout et ne pourra trouver un substitut rapidement. Le développement des énergies renouvelables est donc essentiel mais pas suffisant. Essentiel, parce qu’elles apporteront une énergie à terme moins chère, avec moins d’émissions de CO2 et un potentiel de relocalisation de la production énergétique, facteur important au niveau de l’emploi. Insuffisant, parce que cette énergie est intermittente et ne pourra compenser à elle seule l’augmentation de la demande en énergie. Et ce, certainement pas si l’Europe persiste dans l’imposition de la mobilité électrique en 2035. Il n’y a donc pas de solutions sans un changement de comportement de notre rapport à l’énergie.
Dans beaucoup de pays, l’Allemagne, la Belgique, on abandonne le nucléaire, dans d’autres on réinvestit…
Le nucléaire ne passe pas à cause de la dangerosité des déchets produits. Si on examine l’évaluation des risques de l’utilisation de la technologie nucléaire, il est plus important de tout concentrer sur la réduction des émissions des gaz à effet de serre et l’urgente protection de la biodiversité que de sortir du nucléaire et ce, d’autant qu’en Belgique, il y a une vraie expertise dans ce domaine. La recherche doit être intensifiée pour faire évoluer cette technologie en réduisant par ailleurs les risques. Il y a urgence. La Terre et ses écosystèmes retrouveront de toute façon un équilibre avec ou sans nous. La survie de notre espèce en dépend.
"La station polaire Princess Elisabeth est le seul projet dans lequel la Belgique affiche un leadership mondial reconnu"
Autre grand projet la station polaire “Princess Elisabeth”. Quelle est l’histoire de ce projet ?
En 1957 et à l’initiative de la communauté scientifique belge et de Gaston de Gerlache, fils d’Adrien de Gerlache, la construction de la base belge “Roi Baudouin” en Antarctique à l’occasion de l’Année Géophysique Internationale, a permis à la Belgique d’être invitée à faire partie des douze pays fondateurs du Traité Antarctique. Mais, après quelques années, le gouvernement belge a abandonné la station “Roi Baudouin”. À l’époque, on n’en voyait pas l’utilité. En 2004, je suis allé voir Guy Verhofstadt et Louis Michel, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, pour leur présenter notre projet de création d’une nouvelle station polaire en Antarctique. Ils y ont cru. Il s’agissait de construire une nouvelle station polaire zéro émission. La Belgique n’avait certes pas d’intérêt géopolitique mais avait une histoire, une expertise scientifique reconnue en la matière. La Fondation a réuni les fonds pour la construire (quelque 22 millions) et l’a donné ensuite à l’État à la condition de la gérer ensemble dans le cadre d’un partenariat public/privé. Le gouvernement a mis 500 000 euros sur la table pour démarrer le projet. Nous avons complété ce montant et conçus avec les ingénieurs d’Engie et de Schneider Electric le premier “Smart Grid” (réseau intelligent) pour le fonctionnement d’une station autonome qui ne fonctionnerait qu’à l’aide de l’énergie captée par les vents et le soleil en Antarctique. Une performance qui n’est possible qu’en forçant l’utilisateur à adapter son comportement à la disponibilité de l’énergie puisque l’énergie renouvelable est intermittente et la capacité des batteries limitée.
Comment fonctionne-t-elle ?
La saison de recherche est en été austral de novembre à mars. La station est occupée en été et fonctionne automatiquement l’hiver, gérée en permanence par un ordinateur auquel nous avons accès relayé par un satellite de SES via le Luxembourg. Aujourd’hui, tout le monde regarde les Belges et constate que notre modèle de gestion énergétique en Antarctique est en avance. Nous sommes ainsi appelés à donner des conférences aux ingénieurs des grandes stations antarctiques… Il est clair qu’au niveau environnemental, la Belgique dispose d’un leadership mondial en Antarctique dans sa capacité de modèle de gestion d’une station. La station polaire “Princess Elisabeth” est un des plus grands projets de la Belgique, et sans aucun doute un des seuls projets par lequel la Belgique affiche un leadership mondial reconnu. Ce partenariat public-privé est un magnifique exemple de ce qu’ensemble, nous pouvons réaliser les pouvoirs publics, le privé, le monde financier, les entrepreneurs, et la recherche. Nous ne sommes pas grands, mais nous sommes quand même formidables.
Quand y retournez-vous ?
Fin octobre. Il faut faire la maintenance et préparer l’accueil des scientifiques. Les infrastructures ont beaucoup évolué depuis 15 ans : nous pouvons héberger jusqu’à 50 personnes. Nous donnons une priorité aux scientifiques belges mais recevons aussi des scientifiques du monde entier. C’est cela qui a donné à la station son caractère international. De plus, nous avons créé une piste d’atterrissage sur la glace qui, désormais, permettra d’y accéder de façon totalement autonome, avec n’importe quel avion à roue directement depuis l’Afrique du Sud.
“La confrontation à la mort est inhérente à mes expéditions”
Que vous ont appris la nature, la montagne et les expéditions polaires ?
C’est une école de vie. Pour progresser en montagne, il faut avoir confiance en ses capacités d’affronter la nature. Mais il faut aussi être très humble par rapport à cette force. Cette sensation, en expédition au milieu de l’arctique, de “rentrer dans la glace”, d’en faire partie est inouïe. Les glaces qui recouvrent cet océan sont en perpétuel mouvement. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de planter la tente au bord d’une immense rivière d’eaux libres, et d’être réveillé au milieu de la nuit par les craquements d’un mur de glaces empilées comme des assiettes de plusieurs mètres de haut prêt à écraser la tente. Dans cet univers, il n’est pas possible de prévoir ce qui va se passer dans l’heure qui vient. C’est extraordinaire et la seule force que j’ai est de changer mon comportement en face du danger.
Quel est votre rapport à la nature ?
Nous faisons partie de la nature, la seule force des humains est de pouvoir changer leur comportement. De toute manière, la nature s’en fiche. J’entends dire : nous allons sauver la planète. Mais elle s’en moque. Nous vivons une époque très intéressante. Car pour la première fois depuis que notre espèce est sur cette planète, nous connaissons la cause du problème : c’est nous. Et la solution ? Elle passe par nous. Nous le savons grâce aux carottages que nous pratiquons en Antarctique. Notre espèce découvre que pour sa survie, seul un changement de comportement lui permettra de survivre. À une échelle du temps beaucoup plus grande, l’espèce humaine n’est sans doute que de passage sur cette planète. Nous ne sommes rien. Mais ce qui nous différencie des autres espèces, c’est que nous pouvons prendre de la distance et changer notre comportement. C’est cela qui devrait rendre ce siècle intéressant.
Comment vous ressourcez-vous ?
En montagne, dans les espaces polaires. Dans mon atelier de menuiserie.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je crois dans la capacité de l’homme de survivre sur cette planète. Il n’est pas trop tard. La spiritualité est la force qui nous donne l’envie de survivre à nous-mêmes… Je me sens universaliste. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont nous pouvons nous définir en tant qu’humanité. Je crois dans l’action. Sans elle, on reste au point mort.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
La confrontation à la mort est inhérente à mes expéditions. Mais la relation que j’ai avec la mort est liée aux dangers de ceux qui s’aventurent dans de grands espaces sauvages. Cela n’a rien à voir donc avec ce que peuvent ressentir les gens qui, brutalement, sont confrontés à la maladie, à la mort et à la guerre. Je reste très modeste par rapport à cela.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Cela m’est complètement égal. C’est un mystère de plus…
Qu’est-ce qui vous a construit ?
Mon enfance, l’amitié. La chance d’avoir gardé une forme de naïveté et d’optimisme, d’avoir pu gagner confiance en moi et de comprendre qu’il est normal de faire des erreurs.
Êtes-vous un homme heureux ?
Il serait grave de dire le contraire quand on a la chance de vivre ses rêves. Je suis entrepreneur, guide de haute montagne, explorateur, ingénieur de formation. C’est un privilège incommensurable. Un des moteurs dans ma vie, c’est le mystère.
Qu’est-ce qui vous fait avancer dans la vie ?
Le rêve, certainement. Il faut faire rêver les jeunes plutôt que de prétendre que le monde est foutu. Car même si les défis sont gigantesques, l’avenir est devant nous et dépendra plus que jamais de notre capacité à surmonter l’impossible.
Du côté de chez Proust
Quelle est votre vertu préférée ? Le courage.
La qualité que vous préférez chez un homme ? La persévérance.
Chez une femme ? L’intuition.
Votre principal défaut ? Celui que j’essaye de perfectionner, c’est l’impulsivité.
Votre principale qualité ? L’optimisme.
Votre rêve de bonheur ? Plus de solidarité dans le monde.
Quel serait votre plus grand malheur ? La perte d’un proche.
Votre auteur préféré ? Je n’en ai pas vraiment. J’admire beaucoup le grand scientifique Théodore Monod.
Votre compositeur préféré ? Jean-Sébastien Bach et dans un autre registre, Léonard Cohen.
Votre héros préféré dans la fiction ? Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe ici.
Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? La déloyauté.
Quel est le don que vous auriez aimé avoir ? L’oreille absolue.
Comment aimeriez-vous mourir ? Je n’y pense pas.
Quelle est la faute, chez les autres, qui vous inspire le plus d’indulgence ? L’erreur.
Avez-vous une devise ou une phrase qui vous inspire ? Un proverbe dont je ne connais pas l’origine. Il dit ceci : “Un groupe de personnes s’étaient endormies en pensant que c’était impossible et ont été réveillées par le bruit de ceux qui, ne sachant pas que c’était impossible, étaient occupés à le réaliser…”