"Face à toute la violence autour de moi, je me suis mis à dealer, mais pas de la drogue…"

Voici l’histoire, l’ascension, les doutes, les stratégies et les rêves d’un petit gars des quartiers bruxellois.

Petit, les gifles pleuvaient. Et puis...
Petit, les gifles pleuvaient. Et puis... ©DR

Une chronique “J’assume” d’Ismaël Saidi, auteur et comédien. Son spectacle “Jerusalem” sera joué du 2 avril au 6 avril 2024 au Théâtre de Liège.

Je viens d’en bas.

Assis dans la pénombre d’un théâtre parisien, je regarde des comédiens s’essayer à un texte écrit il y a près de huit ans, et qui ne serait peut-être jamais sorti des méandres de ma conscience si… Je les regarde, ressens en eux une blessure qui les a poussés à venir jusqu’ici puis je ferme les yeux… et je voyage loin, loin…

Je viens d’en bas, là où rien ne devait pousser, là où les rêves ne pouvaient que s’échouer…

C’est là que j’ai grandi, entre les “on n’est pas chez nous ici, Ismaël, il faut raser les murs” paternels, et les “vous n’êtes pas chez vous ici, alors rasez les murs !” sempiternels….

Là-bas, tu n’avais pas beaucoup de choix et tout te ramenait au quartier… tout…

Et un jour, on t’offre un livre… toi… petit… tu ne connais pas encore le pouvoir de cet objet… tu y plonges et tu t’évades… loin… loin… loin…

…si loin du gris du ciel, du gris des murs, des rues et en pleine évasion tu entends même un mec qui marche seul murmurer qu’“à coup de livres, il franchira tous ces murs”, tu y crois, tu te prends même à rêver…

…mais ici, en bas, les rêves ne tiennent pas…

Les gifles pleuvent

Dehors, ce n’est pas “la rue qui se donne”, mais la violence qui commence à pénétrer ton âme.

“Ismaël, arrête de parler comme un 'PD' sinon tu vas finir pas devenir la 'pute' du quartier”.

La violence des mots avant la violence des corps… qui ne s’est pas fait attendre.

Les gifles pleuvent, d’abord celles des grands qui veulent faire de toi un homme, puis celles des flics qui veulent que tu ne sortes pas de ton périmètre, puis celles des contrôleurs de la STIB parce qu’“ils ne comprennent que ça, ces sauvages”, celles de l’imam aussi, pour que tu apprennes le Coran parce qu'“à cet âge, ils ne comprennent que les coups”.

Noyé dans la violence, étouffé par la violence, tout n’est que violence… soit tu l’intègres, soit tu meurs…

…mais je ne veux pas mourir… pas encore…

Réfléchis mon gars

J’ai un cerveau, deux bras et deux jambes, ils peuvent sûrement me servir à quelque chose, malgré ma petite taille, malgré mon manque de force, malgré la faiblesse de ma tribu qui ne comporte aucun “grand” en elle. Aucun grand assez grand pour me servir de rempart face à toute cette violence…

Regarde autour de toi, réfléchis mon gars, y’a sûrement une porte de sortie, me dit ma petite voix…

Eurêka ! J’ai trouvé ! Moi aussi, je vais “dealer” ! Pas de la drogue, non, y’a trop de concurrence et je risque de me faire tuer avant même d’avoir commencé.

Non, je vais dealer des rédactions, des dissertations. Je parle comme “un PD” alors autant l’assumer jusqu’au bout.

Vous connaissez le point commun entre un dealer et un cambrioleur adolescent ? Ils rêvent tous les deux de réussir leur Bac ! Voilà, c’est ça que je vais faire !

“Hey, psst ! Par ici, par ici, oui, moi, tu veux réussir ton année ? J’écris ta rédaction !”

“Hey, psst ! Oui, toi. Attends, ne frappe pas, écoute j’ai un truc pour toi : j’ai appris que t’as eu zéro en math et qu’ils vont te virer, tu veux que je t’explique les équations du premier degré ? Oui, je te promets que tu vas réussir !”

Et ça marche, l’information fait le tour du quartier. “Ismaël, faut pas le toucher, du moins pas avant la fin de l’année, attend que je réussisse au moins”.

Écrivain public à seize ans

Et les années passèrent, les rédactions devinrent des lettres de motivation, des CV, des lettres pour échelonner les paiements de grosses factures, des lettres pour un frère en prison et même…

“Hey, Ismaël, je flashe pour une fille, mais elle va se rendre compte que je ne sais pas écrire, tu m’écris une lettre pour elle ?”

Un pic, un roc ! Que dis-je, mon île devint une péninsule !

Écrivain public à seize ans, c’est pas mal comme job. Bon, ça ne paie pas, mais ça vous protège.

Les lettres devinrent rapidement des lettres de plaintes, contre la violence d’un policier parfois, contre le renvoi injustifié d’un élève, souvent contre le système…

J’avais commencé à écrire pour éviter les coups et, là, j’écrivais pour en donner.

D’en haut, nous voyions la ville

J’écrivais pour que la société de maintenance vienne réparer l’ascenseur social qui était en panne, mais personne n’est jamais venu…

Pourtant, nous étions plusieurs à avoir remarqué l’escalier de secours caché juste derrière l’ascenseur… Il y faisait noir, froid et il y avait des milliers de marches en colimaçon. De quoi avoir le tournis et tomber avant d’arriver en haut. Mais il fallait au moins qu’on essaie… Je ne pouvais plus rester là. Il fallait en sortir. Alors on a couru, par centaines, vers l’escalier. On a poussé la porte et monté les marches quatre à quatre, les premières étaient les plus difficiles, puis, nos mollets s’y sont habitués. On a couru, puis marché, puis rampé, puis glissé pour finir en haut, en s’accrochant à la dernière marche, avec nos dents… mais nous y étions.

D’en haut, nous voyions la ville, nous voyions la vie, nous voyions tout, d’en haut…

Sur la route certains ont glissé et se sont écrasés, morts… D’autres sont restés au milieu, d’autres ont rebroussé chemin. Mais nous étions légion à être arrivés à la surface ! Nous nous félicitions, nous nous prenions dans les bras, fiers du chemin parcouru et puis… un jour… nous avons regardé en bas…

En bas, c’était l’hécatombe.

En bas, c’était pire qu’avant.

En bas, ils tuent, ils se tuent, ils massacrent…

Il va falloir redescendre maintenant. J’ai le mode d’emploi, je sais que c’est possible, même sans l’ascenseur… Il va falloir qu’on monte tous ensemble… On n’a pas le choix !

J’y retourne marche après marche, je redescends…

J’ouvre les yeux, les comédiens sont encore sur scène et attendent mes remarques. Je suis parti si loin, toute la douleur est remontée en une fois… Je ne sais plus où je suis…

Ah oui… dans un théâtre parisien…

”J’assume !”, le rendez-vous du mardi midi

Avec ”J’assume !”, La Libre propose chaque mardi midi, sur son site, un nouveau rendez-vous d’opinion. Six chroniqueurs, venus d’horizons de pensée différents et complémentaires, proposent leurs arguments semaine après semaine sur des questions polémiques et de société.

Vous y retrouverez l’essayiste, militante laïque et membre du Centre Jean Gol Nadia Geerts, l’auteur et comédien Ismaël Saidi, l’avocat et directeur général adjoint de l’Institut Thomas More Aymeric de Lamotte, la chargée de projets dans l’administration publique Margherita Romengo, Rik Torfs, professeur de droit canonique, écrivain, recteur honoraire de la KU Leuven, et Adelaïde Charlier, étudiante en sciences politiques et sociales UGent&Vub, connue comme activiste climat et droits humains.

Tous s’expriment à titre personnel. Ils ont pour ambition de vivifier un débat impertinent mais de qualité aux côtés des grands entretiens, des opinions, des chroniques et des cartes blanches que La Libre publie au quotidien. Comme pour toutes les opinions, le contenu des textes n’engage que les auteurs et n’appartient pas à la rédaction du journal.

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