L’Occident doit-il s’engager et défendre le Rojava ?
C’est une véritable guerre que mène la Turquie contre l’administration autonome du Rojava (“l’Ouest” en kurde). Cette région reste pourtant l’alliée de la coalition internationale contre Daech et garde de nombreux partisans en Europe. Le résultat de l’élection présidentielle turque – Erdogan ou Kiliçdaroglu ? – va peser sur son avenir.
- Publié le 24-05-2023 à 12h23
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“Si Recep Tayyip Erdogan est réélu et qu’on le laisse faire, nous craignons le pire pour cette expérience démocratique unique”
L’avis de Pierre Eyben et Virginie Godet, conseillers communaux à Liège (Vert Ardent), de retour du Rojava
Dans un de vos écrits, vous soulignez que l’Occident s’est pris de sympathie pour les combattants du Rojava. Pourquoi ?
Pierre Eyben : De nombreux pays, en Europe et ailleurs, ont été, je pense, impressionnés et heureux de voir des hommes et des femmes se lever contre la barbarie des fondamentalistes religieux. Au-delà de la victoire militaire qui a constitué un tournant, l’image de femmes et d’hommes se tenant la main et dansant sur les toits de la ville de Kobane libérée de Daech avait une puissante portée symbolique. Et dans le même temps, c’était aussi un contre-modèle au régime dictatorial syrien.
Comment qualifieriez-vous le régime du Rojava ou Kurdistan syrien ?
Virginie Godet : L’Autorité autonome du nord et de l’est de la Syrie – AANES – puisque s’étendant désormais au-delà du Rojava proprement dit, applique les principes du confédéralisme démocratique, notamment inspiré du communalisme libertaire et de l’écologie sociale. Cette région autonome est régie depuis 2014 par un Contrat social, sorte de constitution de la fédération qui énonce ses principes de fonctionnement : une démocratie s’organisant depuis une unité de base, la commune, multiculturelle, écologique, où l’égalité des genres est garantie et dont l’économie transitionne vers un modèle coopératif.
À l’occasion des élections en Turquie, vous attirez l’attention sur le Rojava, pourquoi ?
P.E. : Parce que cette région située sur le territoire syrien connaît une agression militaire continue de la part du régime d’Erdogan, lequel a aidé des djihadistes à prendre la ville d’Afrin, a envahi une partie du territoire causant d’importants déplacements de population, mène des attaques contre des responsables politiques, mais aussi contre des civils avec des drones, et conduit une guerre de l’eau (environ deux tiers du débit de l’Euphrate ont été détournés) en totale contravention des accords internationaux, guerre qui coûte de nombreuses vies. Si Recep Tayyip Erdogan est réélu et qu’on le laisse faire, nous craignons le pire pour cette expérience démocratique unique.
Inspirée par le PKK, l’administration autonome du Rojava n’est-elle pas un danger pour l’identité nationale turque ?
P.E. : Elle constitue un danger pour les nationalistes parce que c’est la démonstration qu’il est possible de vivre ensemble. Aujourd’hui, l’Autorité autonome est constituée de représentants kurdes, mais également arabes, syriaques, turkmènes, arméniens. Chacun est représenté dans les institutions, peut parler sa langue, pratiquer sa religion s’il en a une, voir sa culture respectée.
V.G : Et elle constitue également un danger aux yeux des réactionnaires et des tenants d’une société patriarcale, car c’est une société qui prône l’égalité entre hommes et femmes. Mais pour la Turquie, qui est un pays traversé par diverses populations, cette expérience ne constitue pas un danger, c’est au contraire la preuve qu’un autre futur est possible. Et, outre la question kurde, c’est sans doute ce qui énerve le plus le régime d’Ankara.
Pourquoi cette région autonome devrait-elle être soutenue par l’Occident ?
V.G. : Cette région devrait être défendue par tous les pays, d’Occident ou d’ailleurs, qui sont attachés à un idéal démocratique. Lors de notre visite de solidarité d’élus locaux, en mars, nous avons par exemple visité Raqqa, ancienne capitale de Daech libérée en 2017 par les Forces démocratiques syriennes (composées des YPG et YPJ kurdes, mais également de combattants syriens issus d’autres minorités) avec l’appui aérien de la coalition internationale. Nous y avons été accueillis par les deux co-maires, un homme kurde et une femme arabe. Et cette parité est une réalité dans toutes les villes et institutions publiques, sans exception. Quel symbole ! La population de ces régions, les cantons de Raqqa, mais aussi de Membij et de Deir Ezzor est majoritairement arabe, mais elle a décidé d’adopter le même projet politique démocratique et émancipateur.
Pourquoi le Rojava séduit-il des militants des verts et de l’extrême gauche qui le soutiennent jusqu’à partir se battre contre l’armée turque et ses alliés ? Quels ressorts idéologiques – voire romantiques – les motivent ?
P.E. : C’est une véritable révolution qui est en cours. Et, fait unique, c’est une révolution qui s’appuie sur la démocratie locale, et qui intègre pleinement les dimensions féministes et écologiques. Dans l’imaginaire “occidental” précisément, nous sommes ceux qui apportent la démocratie, ce qui est d’ailleurs très discutable. Cette idée, c’est un peu la version relookée d’une chrétienté civilisatrice. Mais dans les faits, on voit que l’expérience démocratique la plus originale de ce siècle est occupée à naître au Moyen-Orient.
V.G. : Comme historienne, je note que c’est aussi au cœur de ce qui fut la Mésopotamie, là où sont nés l’écriture ainsi que l’agriculture et le logement comme nous les connaissons. Défendre le Rojava, c’est donc défendre l’idée que notre démocratie ici, fragile et contestée, devrait sans doute s’inspirer de ce qui est fait là-bas, et notamment le fait d’ancrer la décision démocratique à l’échelle locale, au plus près de nous.

3 questions à Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés et surtout des conflits irréguliers (guérilla, terrorisme)
Comment qualifiez-vous le régime de l’autorité autonome du Rojava ?
Au Rojava, le régime, quelles que soient ses déclarations, reflète en partie des vues proches du PKK, ce qui ne peut que déplaire au régime de Recep Tayyip Erdogan.
Dans le cas du maintien au pouvoir du président Erdogan, que risque le Rojava ? Et dans l’éventualité d’une victoire de son rival Kemal Kiliçdaroglu ?
Tout semble indiqué qu’Erdogan va rester au pouvoir, ce qui grève l’avenir du Rojava qui ne subsiste que parce que les États-Unis, entre autres, s’opposent à une intervention turque. Cette situation ne durera sans doute pas et en cas de conflit ouvert, la nature du terrain laisse peu de chances au Rojava de mener une résistance prolongée.
L’Occident doit-il soutenir, voire défendre le Rojava ?
En cas de victoire – hautement probable – de Recep Tayyip Erdogan, quel intérêt puissant aurait l’Occident de s’opposer à une éventuelle intervention turque ? Conserver un allié contre les islamistes ? Contrecarrer les ambitions turques ? Il faudra choisir, et les États occidentaux n’ont pas tous les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens.
Groupes terroristes pour la Turquie, alliés pour l’Occident
En mars 2023, nos deux collègues Christophe Lamfalussy et Johanna de Tessières revenaient d’un reportage au nord de l’Irak. Dans un de leurs articles, ils s’interrogeaient sur les administrations autonomes du Rojava (nord et est de la Syrie) et de Sinjar (nord de l’Irak). Parce que ces dernières s’inspirent du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan d’Abdullah Öcalan), la Turquie ne fait pas de distinction et les qualifie de groupes terroristes. À l’opposé, pour les Européens et les Américains, les Kurdes syriens ont été, depuis le Rojava, les fidèles alliés de la coalition internationale contre Daech tandis que l’administration autoproclamée de Sinjar comprend surtout des yézidis, victimes du génocide mené par Daech.
Concernant le PKK lui-même, la question est devenue complexe. La Turquie a convaincu les États-Unis (1997) puis les Européens (2000) d’inscrire ce mouvement autonomiste kurde sur la liste des groupes terroristes. Mais en 2019, la Cour de cassation belge a considéré que le groupe n’était pas terroriste, mais un groupe armé et, qu’à ce titre, le droit international humanitaire – et non le droit pénal – s’appliquait à lui.