Pour ne pas alimenter un trafic criminel, qui contrôle les livraisons d'armes en Ukraine ?
Face au risque d’alimenter des filières et un marché criminels, l’Europe doit mettre en place un vrai suivi des armes que ses États membres envoient en Ukraine.
Publié le 26-05-2023 à 08h18 - Mis à jour le 26-05-2023 à 09h32
Une carte blanche de Julien Bal, journaliste et éditorialiste
Alors que le gouvernement américain, Interpol et le GRIP s’inquiètent ouvertement du sort des armes occidentales envoyées en Ukraine, la Commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson s’obstine à tenir un discours rassurant. En visite à Kiev il y a deux semaines, elle a insisté plusieurs fois sur le fait que "Aucun trafic industriel d’armes européennes hors de l’Ukraine n’a été constaté pour l’instant". Pourtant, des armes à feu provenant d’Ukraine ont été saisies dernièrement dans plusieurs pays d’Europe, dont la Belgique. Invitée par un journaliste à préciser sa pensée, Ylva Johansson a finalement admis que “Quelques armes ont été emportées en Europe par des personnes pour leur protection personnelle. Les douanes s’en sont évidemment saisies. Certaines personnes avaient emporté des armes comme des trophées (rire) en essayant de… Mais pas de vrai trafic.”. L’Europe n’a pas le contrôle de toutes les frontières de l’Ukraine, loin de là. Si la Commissaire aux affaires intérieures ne se base que sur les données fournies par Frontex, il y a fort à parier qu’elle minimise la situation. Le fait-elle sciemment ? Entretient-elle à dessein le mythe folklorique du bon père de famille ukrainien fuyant en Europe avec le peu qu’il lui reste, dont une arme, dans le coffre de sa voiture ?
Europe et Interpol, deux salles deux ambiances…
Comment concilier de tels propos avec les déclarations de Jürgen Stock, le secrétaire général d’Interpol, pour qui les armes envoyées à l’Ukraine “seront bientôt disponibles sur le marché criminel et constitueront un défi auquel aucun pays ou région ne pourra faire face de manière isolée” ? Comment ces propos et ceux prononcés au nom de l’Europe peuvent-ils faire référence à une même réalité ? Ces deux personnes, et les structures qu’elles représentent, ne se placent tout simplement pas dans la même temporalité.
Depuis la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, on observe que les filières de trafic d’armes s’activent surtout quand un conflit se gèle et que le chaos social s’installe. Quand un stock important d’armes se retrouve à disposition des civils qui n’en ont plus besoin, les trafiquants s’en emparent, les envoient sur d’autres théâtres de guerre ou les injectent dans les circuits parallèles. Tant que la guerre fait rage, les armes sont trop utiles sur place pour être exportées massivement. Ce que dit la Commissaire Johansson est donc vrai pour l’instant : les armes ne sortent d’Ukraine qu’au compte-goutte.
Contrer la propagande russe
Les discours rassurants prononcés au nom de l’Europe sont aussi un moyen de ne pas laisser la propagande russe gagner trop de terrain dans les médias occidentaux. En juillet dernier, le ministre russe de la défense Sergueï Choïgou déclarait à la télévision, sans donner de preuve, que les armes livrées à l’Ukraine étaient directement envoyées au Moyen-Orient. Il y a plusieurs années, c’est vrai, l’Ukraine était une plaque tournante du trafic mondial d’armes à feu. Cette réduction de l’Ukraine à ce qu’elle a effectivement été dans le passé, après l’écroulement du bloc soviétique, se propage sans nuance dans l’espace médiatique occidental. Cela explique en partie l’émergence d’un contre-discours européen exagérément rassurant.
La situation de l’Ukraine aujourd’hui est bien différente de celle des années 1990. L’emprise des États-Unis sur ce pays de 45 millions d’habitants change considérablement la donne. Après quelques réticences, les États-Unis sont parvenus à imposer à l’Ukraine toute une série de pratiques. Un comité parlementaire spécial a été créé, il a pour mission de superviser la réception et l’utilisation des armes occidentales. Cela dit, la capacité réelle qu’a ce comité de vérifier la ventilation des stocks d’armes est évidemment limitée (comme en ont récemment témoigné les combats à Belgorod). Les États-Unis sont donc allés plus loin en formant des agents de contrôle mandatés au plus près du front et à l’arrière pour vérifier l’usage qui est fait des armes et des munitions américaines. Par ailleurs, le Pentagone a accentué la traçabilité des armes lourdes fournies à l’armée ukrainienne. Ce sont des démarches actives, voire intrusives, qui préparent l’après-guerre en temps de guerre ; ce sont des démarches indispensables dans le cas de l’Ukraine, quitte à entraver un peu sa souveraineté. Pourquoi l’Europe ne se permet-elle pas de telles intrusions, choisissant de ne se fier qu’aux déclarations ukrainiennes sur la gestion des armes qu’elle envoie ?
La Belgique s’aligne sur la communication européenne
Cette problématique concerne tout particulièrement la Belgique qui fournit des armes légères à l’Ukraine. Ces armes sophistiquées feraient le bonheur des trafiquants si elles tombaient entre leurs mains en grand nombre. Interrogée à ce sujet, la ministre belge de la Défense Ludivine Dedonder (PS) déclarait récemment : “Lors de ma rencontre avec le ministre Reznikov, ce dernier m’a assuré que les contrôles avaient été mis en place selon les mêmes standards que ceux de l’armée belge”. Que déduire de cette affirmation ? Que la Belgique s’aligne totalement sur la communication européenne et qu’elle se satisfait des déclarations ukrainiennes.
Si l’on compare l’effort important des États-Unis pour monitorer leurs armes dès aujourd’hui et la passivité des Européens, il y a de quoi s’inquiéter. Les pays européens envoient en Ukraine les armes les plus susceptibles de refaire surface dans les circuits parallèles et se préoccupent moins que les États-Unis du devenir de ces armes. Pourquoi ? Probablement parce que la tâche est plus complexe. La raison de la passivité européenne réside aussi dans l’importance exagérée qui est donnée à la fameuse “contre-offensive” ukrainienne. Dans le narratif européen, non seulement cette offensive doit avoir lieu, mais elle doit également tout résoudre. Effectivement, dans l’hypothèse où l’Ukraine récupérerait en quelques mois l’entièreté des territoires repris par la Russie, y compris la Crimée, les alliés de l’Ukraine auraient comme interlocuteur un pays souverain, capable de contrôler son territoire et de répertorier assez efficacement les armes européennes.
Une période de guerres sans fin
Ce scénario positif va à contre-courant de l’Histoire récente. Aujourd’hui, les guerres ne se gagnent plus. Aujourd’hui, les conflits sont gelés sans armistice, les situations pourrissent et des pays meurtris retournent à l’indifférence du monde et au chaos. Si aucun vainqueur n’apparaissait clairement, malgré le déclenchement de la contre-offensive ukrainienne, il y a fort à parier que le soutien à l’Ukraine s’étiolerait quelque peu. Avec un changement de présidence aux États-Unis, l’Ukraine pourrait se retrouver livrée à elle-même en quelques mois.
C’est précisément dans des circonstances de guerre ni terminée ni vraiment en cours que les filières de trafic d’armes auraient le plus de chance de se réactiver demain. L’Europe fait comme si un tel scénario ne pouvait pas se produire. S’assurer activement de l’absence de risques de dispersion des armes envoyées est pourtant l’un des points cardinaux de la Position commune pour coordonner les politiques européennes d’exportation de matériel de défense. L’Europe manque donc ici à ses propres obligations.
Et si la Belgique ouvrait la voie ?
La Belgique est directement concernée par ces questions : les armes qui risquent de revenir en Europe en grand nombre via les circuits parallèles sont en partie produites en Belgique par la FN Herstal (des fusils d’assaut FNC, des SCAR, des FN F2000 et des mitrailleuses légères Minimi). De plus, la Belgique est un hub européen particulièrement perméable au trafic d’armes à feu et devrait également tirer la sonnette d’alarme à ce titre. Enfin, la Belgique héberge les institutions européennes dont l’un des plus hauts cadres est belge. Et si la Belgique faisait entendre raison à l’Europe sur un problème qui doit être anticipé dès maintenant ? La tactique européenne du wait and see est à la fois lâche et périlleuse. Certes, gouverner c’est surtout répondre à l’urgence, gouverner ça n’est pas uniquement prévoir comme on le dit trop souvent. Mais il est clair que dans ce dossier, l’Europe ne prévoit rien, ou trop peu.