L'avocat face au mal
Les avocats sont-ils des criminels ayant surmonté leurs instincts ? Pourquoi, au pénal, prennent-ils le parti des méchants, choisissent-ils le mauvais camp ?
- Publié le 27-05-2023 à 15h04
- Mis à jour le 12-06-2023 à 17h08
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Une carte blanche de Bruno Dayez, avocat
Les avocats pénalistes ont pour tâche de défendre les personnes, quelle que soit la nature ou la gravité du méfait dont elles sont suspectes, sans exclusive, et ce même et surtout si leur culpabilité est avérée.
Indépendamment de ce qui caractérise de la sorte leur mission propre, il est une question que l’on n’aborde jamais du point de vue moral : quel est le rapport qu’entretiennent ces avocats au mal ? Car si, juridiquement, la position de l’avocat est claire (il est préposé à faire valoir tout ce qui joue en faveur de son client), il n’y a aucun moyen de scruter son for interne pour découvrir comment sa conscience s’accommode de justifier l’injustifiable (ou, du moins, d’en donner l’impression).
Pas au niveau du droit mais au niveau moral
Les réponses que l’on a coutume d’entendre ne sont donc pas satisfaisantes, car elles se situent toujours au niveau du droit : l’avocat ne cautionne pas le crime, il ne l’excuse pas davantage ni ne demande à l’absoudre ; il met seulement les faits en perspective en éclairant le tribunal ou la cour sur la personnalité de son client et sur ses motivations. Tout cela est bien entendu, mais laisse entier ce mystère : pourquoi prendre le parti des méchants ? Est-ce moralement défendable ? Quelle légitimation éthique donner à ce métier consistant à choisir malgré tout le mauvais camp ?
Si chaque plaideur, confronté à cette question, est libre d’y apporter sa propre réponse, tant il est vrai que cela dépend intimement de sa personnalité, sans doute est-il possible néanmoins d’avancer quelques éléments de réponse paraissant constituer un socle commun. Car le simple exercice de la défense commande d’avoir, au moins implicitement, résolu le problème, sous peine de se retrouver paralysé à la barre, incapable d’assumer sa responsabilité professionnelle. C’est donc à expliciter ce “socle commun”, au fondement de toute défense, que je voudrais m’attacher dans ces lignes.
Une parenté entre l’avocat et l’infracteur
On dit souvent en boutade que les pompiers sont des pyromanes qui s’ignorent et les bouchers des sadiques refoulés. Est-ce à dire que les avocats au pénal sont des criminels ayant surmonté leurs instincts ? Au-delà de ce trait d’esprit, il est un fait certain que mes confrères et moi ressentons à l’égard des infracteurs de tout poil une forme de parenté. Sans faire de tout être humain un délinquant en puissance, il n’est pas douteux, en effet, que nous partageons tous une condition que la tradition qualifie de pécheresse. Quel que soit le vocabulaire usité, nous sommes des individus dont la nature est faillible, jetés dans un monde, à une époque et en un lieu où ils n’ont pas choisi de naître, et condamnés à vivre toute leur existence dans la peau de quelqu’un qui leur a été donné et qu’ils doivent assumer d’être. Le poids de ces déterminismes peut bien sûr, selon les cas, se révéler plus ou moins écrasant, sauf à céder à l’illusion naïve d’une liberté de principe, laquelle ne sert bien souvent qu’à nous rendre responsables de tout ce qui nous advient. Cette condition, universellement partagée, fait de tous les hommes sans distinction quelconque une espèce qui, par ce seul fait, est fondamentalement solidaire, embarquée dans une même équipée existentielle.
Acte de défense, geste de fraternité
Ainsi éprouvons-nous à l’égard de ceux qui ont commis des actes graves et par définition irréparables (c’est en effet la caractéristique de toute infraction d’être, hélas, irréversible) le sentiment profond que c’eût pu être nous. En sorte que tout acte de défense doit être compris avant tout comme un geste de fraternité. Autrement dit, il ne semble pas possible de défendre qui que ce soit, quoi qu’il ait fait, sans ressentir à son égard, puissamment, le sentiment que “l’Autre est un Je”, ce qui n’a rien d’un simple jeu de mots.
Partager le péché du monde
Les rieurs se gausseront peut-être de ce qui pourrait passer à leurs yeux pour un acte de foi ridicule, sans rapport aucun avec les impératifs du devoir de défense. Ils se hérisseront sans doute de cet accès de spiritualité mal placée si je soutiens que défendre, c’est foncièrement partager le péché du monde. Car l’expression est formidablement parlante : comment mieux dire, en effet, qu’en défendant celui qui a failli, nous prenons sur nous une part de ce qu’il a commis, en essayant de soulager son fardeau dans un élan de compassion sincère ? Si, de fait, cette générosité lui fait défaut, l’avocat au pénal n’est plus qu’un mercenaire, un margoulin dont la seule vocation est de tirer bénéfice du malheur d’autrui.
L’auteur gardera toujours son humanité
Paraphrasant Terence, le poète latin, “Je suis avocat et rien de ce qui est humain ne m’est étranger”. Personne n’est indifférent au mal, mais cela se traduit le plus souvent par une fascination horrifiée pour le crime, une forme d’attraction, par fiction interposée, pour ce qui va répugner aussitôt. Le délinquant, et a fortiori le meurtrier ou l’assassin, est tout à la fois un objet de curiosité malsaine (car ils ont osé “tremper dans le crime” là où la majorité se contente heureusement de le fantasmer) et victimes d’un rejet immédiat dû au franchissement de l’interdit, comme si une frontière invisible les séparait irrévocablement du monde commun. Pour leurs avocats, au contraire, cette frontière est purement imaginaire. Nul sentiment d’étrangeté, nulle véritable altérité ne nous rend le prévenu ou l’accusé foncièrement différent de nous. La commission d’un crime, quelque monstrueux soit-il, ne fera jamais de son auteur un monstre. Aucune abomination ne dépouillera jamais de son humanité celui qui l’a perpétrée. Rien, à part un mécanisme inconscient et réflexe, ne permet de dissocier radicalement les auteurs d’infraction, peu importe laquelle, du reste de la communauté. Ce postulat nous tient lieu, non pas de conviction, mais de certitude. À meilleure preuve, quand un pénaliste est tenté de déserter le métier (et Dieu sait si cette tentation est quotidienne), ce n’est jamais parce qu’il doute soudainement de cette certitude. Mais bien parce qu’elle est ardue à mettre en œuvre au sein d’une justice instituée pour fabriquer des exclus.