Le délitement du consensus social laisse le monde politique désemparé

Le fossé culturel entre les classes sociales est un terrain d’autant plus miné qu’il implique un refus du consensus, donc de toute civilité.

Xavier Zeegers
<p>Des protestataires près de véhicules de gendarmerie incendiés lors d'affrontements entre forces de l'ordre et opposants à la construction de "bassines" de rétention d'eau, à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, le 25 mars 2023</p>
Des protestataires près de véhicules de gendarmerie incendiés lors d'affrontements entre forces de l'ordre et opposants à la construction de "bassines" de rétention d'eau, à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, le 25 mars 2023. ©AFP

Une chronique de Xavier Zeegers (xavier.zeegers@skynet.be)

Dans sa chronique du 14 mars dernier, Rik Torfs souleva ici même la question de l’aggravation d’une ségrégation sociale entre une minorité aisée perçue comme hautaine et méprisante par les milieux moins privilégiés qu’elle, créant ainsi des glissements de terrains électoraux redoutables. Ce mépris était déjà pour beaucoup dans le mouvement des Gilets jaunes, dont l’éruption violente était visiblement le fruit d’une frustration entre ceux qui se battent pour une vie plus respirante, moins contraignante par rapport aux nantis possédant les codes et “skills” sociaux de notre prétendue modernité. Ce thème fut évoqué avec humour et même tendresse dans le film “Bienvenue chez les Ch’tis”, mais fini de rire : la mondialisation, le numérique, les inégalités croissantes, laissent beaucoup d’éclopés sur la route du futur. Cela explique – sans la justifier – la montée des extrêmes. Aux Présidentielles de 1974, Le Pen père obtint… 0,74 % des voix. Aujourd’hui sa fille serait élue. Simple sondage, certes. Le drame est que seulement 48 % des citoyens votent. Une minorité. Et chez nous, sans la supposée obligation ? Probablement de même.

“Faisons-nous assez pour créer une société plus égale pour dépasser nos fausses perceptions des uns et des autres ? ” se demande Rik Torfs qui estime avec pertinence que le sentiment de dédain et de mépris obère toute discussion ouverte et devient pathogène en démocratie. Le ressenti est peut-être injuste, mais la souffrance sociale, bien réelle, fait émerger insidieusement le syndrome d’une défiance aggravée envers la démocratie elle-même, à sa perversion par une violence gangrénant l’agora, faisant dès lors reculer les garde-fous de la civilité qui semblaient pérennes jadis ; alors que les époques étaient bien plus tragiques. Il y a un délitement du consensus social a minima. Cette atmosphère délétère laisse le monde politique coi, comme impuissant à y répondre, désemparé face à un tsunami d’amertume. Le langage, brutal, sommaire, exprime alors une violence qui se nourrit d’elle-même, et tout allume la moindre mèche. Mais en même temps, “nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir tous absolument raison” remarque Jean Birnbaum dans son livre Le courage de la nuance. Quelles nuances ? Le blocage semble total.

La fin ne justifie pas les moyens

L’arrogance de classe n’est pas neuve, et a même connu un pic via un polémiste oublié : Antoine Bourdeau de Somaize qui fut au XVIIe siècle un parangon de la langue de bois méprisante, typique du jargon emblématique utilisé pour imposer une domination de classe. Dans son Grand dictionnaire des précieuses (1657) il définissait Paris comme “le centre de la belle galanterie” ; la forêt “un agrément rustique”, et la chaise à porteur : “un admirable retranchement contre les insultes de la boue et du mauvais temps”. Il aurait pu ajouter : et les assauts du peuple ! Il aurait inspiré Molière… Mort aux nobles, aux faquins alors ? Mais la Révolution de 1989, sanglante dès le premier jour, ne fut ni honorable ni efficace. Car la fin ne justifie pas les moyens : elle est d’emblée inscrite dans les moyens.

Le fossé culturel entre les classes sociales est un terrain d’autant plus miné qu’il implique un refus du consensus, donc de toute civilité. Ni prétentieuse ni enragée, seule une opposition ferme mais civilisée, excluant avec fermeté les caillassages mentaux et agressions réelles constitue un rempart contre les fanatiques pareils à ceux qui, à Saint-Brevin en France (mais potentiellement partout) mirent nuitamment le feu à la maison de son Maire, Mr Morez, au risque de le tuer avec sa famille, au prétexte qu’il était trop modéré. Écœuré, il démissionna. L’affaire est emblématique car il s’agit bel et bien de la survie de l’État de Droit.

Ceux qui croient que la violence peut être la solution d’un problème s’égarent totalement. Elle n’est pas une solution, c’est elle le problème.

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