Pourquoi le départ d'Adèle Haenel du cinéma est un exemple d'intégrité

Après s’être barrée de la cérémonie des Césars, l’actrice a déserté les plateaux de tournage pour leur préférer les scènes de théâtre. Son geste et sa parole n’ont eu de cesse, durant ces trois dernières années, de se prolonger dans des actions qui prennent aujourd’hui la forme d’un engagement politique, féministe, toujours réfléchi, parfois radical. La politisation de son départ du cinéma, comme elle le dit elle-même, relève de cet engagement.

Adèle Haenel
Adèle Haenel ©Photo : Belga / Logo : IPM

Une chronique "J’assume !" de Margherita Romengo, docteure en Lettres, chargée de projets dans l’administration publique

Je suis venue vous dire que je m’en vais

Et vot’pognon n’y pourra rien changer

Comme dit si bien Despentes face à vot’irrespect

Je suis venue vous dire que je m’en vais…

Des adieux à jamais,

Je suis au regret

de vous dire que je m’en vais

Oui, j’aimais le cinéma, oui, mais…

Elle s’est levée, elle s’est barrée et elle ne reviendra pas. C’est terminé, Adèle Haenel quitte le cinéma. Dans une lettre publiée dans Télérama le 9 mai dernier, l’actrice française de 34 ans tire sa révérence, révoltée par une industrie cinématographique gangrenée par le système de la domination masculine – dont relèvent notamment les violences sexuelles et sexistes, mais aussi les inégalités salariales entre femmes et hommes, la sous-représentation des femmes en tant que réalisatrices de films, etc. – encore largement opérant dans le secteur malgré la percée fracassante du mouvement #MeToo en 2017 avec l’affaire Weinstein.

“C’est une honte, la honte ! ”. On se souvient de ces mots clamés haut et fort lorsque l’actrice quittait la cérémonie des Césars, le soir du 28 février 2020, sous le regard médusé du gratin du cinéma français. À l’annonce de l’attribution du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski, grand favori avec douze nominations pour le film J’accuse mais aussi grande figure contestée en raison des accusations de viols sur plusieurs femmes qui pesaient et pèsent encore sur son chef, c’en était trop : Adèle Haenel s’était alors levée et, sans hésiter, elle s’était barrée – selon l’expression de l’autrice Virginie Despentes qui publiait dès le lendemain une tribune en soutien à l’actrice, dénonçant elle aussi, au passage, l’entre-soi masculin du cinéma – , indignée jusqu’à la nausée par ce spectacle de déférence et d’indulgence pailletées dont témoignait une grande part des personnalités présentes dans la salle Pleyel, suivie par la réalisatrice Céline Sciamma et l’actrice Noémie Merlant, ses compagnes de tournage du film Portrait de la jeune fille en feu.

Et pour cause : quelques mois plus tôt, Adèle Haenel avait concédé un long entretien à Mediapart où, face caméra, elle dénonçait les attouchements et le harcèlement sexuel qu’elle avait subis de la part du réalisateur Christophe Ruggia, avec qui elle avait tourné son tout premier film, Les Diables, en 2002, à l’âge de treize ans – il en avait trente-sept ! L’ébruitement d’un projet de tournage d’une suite du film par Christophe Ruggia avec des adolescentes et adolescents avait alerté l’actrice, alors âgée de 30 ans, qui décidait de témoigner publiquement des violences et du harcèlement subis lorsqu’elle était à peine adolescente afin d’empêcher la reproduction de tels agissements par le réalisateur sur d’autres jeunes actrices ou acteurs.

Nous n’entrerons pas ici dans les méandres de l’affaire Roman Polanski ni de l’affaire Christophe Ruggia. Ce qui nous importe, c’est de souligner que, trois ans plus tard, cette parole et ce geste d’Adèle Haenel se sont révélés, au grand dam de ses détractrices et détracteurs, irréductibles à un discours qualifié de victimaire et au coup d’éclat d’une militante d’un soir. Car après s’être barrée de la cérémonie des Césars, l’actrice a déserté les plateaux de tournage pour leur préférer les scènes de théâtre ; et si on ne l’a plus vue sur le grand écran, on l’a aperçue à plusieurs reprises dans la rue en train de manifester contre les violences sexuelles et sexistes.

À l’inverse donc, son geste et sa parole n’ont eu de cesse, durant ces trois dernières années, de se prolonger dans des actions qui prennent aujourd’hui la forme d’un engagement politique, féministe, toujours réfléchi, parfois radical. La politisation de son départ du cinéma, comme elle le dit elle-même, relève de cet engagement. Et cela revient, à notre sens, non seulement à refuser de “jouer le jeu” en tant qu’actrice : c’est-à-dire à refuser de continuer tant bien que mal de participer du système, de le cautionner par complaisance ou par aveu d’impuissance, et de s’opposer avec force, à travers ce refus, à toutes les formes de violence qui s’y produisent ; mais il revient aussi – et ce n’est pas rien – à donner un exemple d’intégrité qui retourne, en quelque sorte, et, ce faisant, questionne radicalement le paradigme de la séparation entre l’individu (qu’il soit homme ou femme) et l’artiste derrière lequel se retranchent les auteurs de violences sexuelles et leurs soutiens dans les milieux culturels et artistiques.

Titre de la rédaction. Titre original : "Adèle Haenel, actrice révoltée"

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Tous s’expriment à titre personnel. Ils ont pour ambition de vivifier un débat impertinent mais de qualité aux côtés des grands entretiens, des opinions, des chroniques et des cartes blanches que La Libre publie au quotidien. Comme pour toutes les opinions, le contenu des textes n’engage que les auteurs et n’appartient pas à la rédaction du journal.

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