"On assiste à une espèce de totalitarisme des dirigeants parce qu'ils ressentent que leur temps est fini"
Selon le sociologue Michel Maffesoli, "nous assistons à une époque qui s’achève" et "nous sommes en train de rejeter ce qui avait été les trois grandes valeurs de la modernité".
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- Publié le 03-06-2023 à 11h47
- Mis à jour le 03-06-2023 à 00h19
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Michel Maffesoli est sociologue. Professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France. Il s’intéresse à la manière dont les humains font société et vivent ensemble. Prolixe, il publie en parallèle, cette année, “Logique de l’assentiment” et “Le temps des Peurs”, aux éditions du Cerf. Il cherche à éclairer la mécanique sociale dans laquelle le sentiment d’anxiété s’accroît.
”Les périodes de troubles sont des moments dans lesquels s’élaborent de grandes choses. Au sens étymologique, l’'apocalypse' est une révélation”. Sommes-nous, comme vous l'écrivez, dans un temps de révélation ? Parce que, pour l’instant, on a surtout l’impression de naviguer dans l’obscurantisme à tous les niveaux.
Nous assistons à une époque qui s’achève. En grec, 'époque' signifie 'parenthèse'. La parenthèse moderne est en train de s’achever, celle qui a commencé au XVIIᵉ siècle avec Descartes, puis avec le XVIIIᵉ siècle des Lumières, le XIXᵉ siècle des grands systèmes sociaux et ce, jusqu’au XXᵉ siècle, tant bien que mal. Une autre époque s’ouvre, que certains appellent la postmodernité. Entre deux époques, il y a des périodes de crépuscule. Une époque dure trois, quatre siècles ; une période quelques décennies, et c’est ce que nous vivons actuellement. Et, en effet, tout est un peu crépusculaire, obscur, comme vous le dites.
Mais il faut reconnaître que les grandes institutions ne marchent plus : famille, santé, prisons, système politique. L’abstentionnisme en est l’expression. Le grand idéal démocratique prend l’eau de toute part. Mais je cherche à démontrer que quelque chose est en train de renaître…
Selon vous, qu’est-ce qui caractérise notre période de crise ?
On est train de rejeter ce qui avait été les trois grandes valeurs de la modernité : l’individualisme, le rationalisme, le progressisme, trépied à partir duquel se sont élaborées les grandes institutions sociales. Même si ces valeurs continuent d’exister dans la société officielle, dans la société que j’appelle officieuse, on voit surgir, d’abord, le tribalisme, c’est-à-dire le “nous”. Secundo, on n’est plus simplement dans une conception seulement rationaliste du monde, on observe l’importance de l’émotionnel (affects, sentiments passions). Tertio, le progressisme – qui renvoyait à un avenir meilleur – est remplacé par le “ici et maintenant” des jeunes générations. S’amorcent trois plus grands pôles d’une société en gestation.
"On voit pendant longtemps la lumière d'une étoile morte (...) les valeurs [de l’individualisme, le nationalisme, le progressisme], j'ai l'impression, comme l'étoile, qu'elles sont déjà mortes".
On comprend que, dans ce contexte, les systèmes politiques ont tendance à se rigidifier pour garder le pouvoir. Vous mettez à mal la notion de progressisme, qu’on a nous beaucoup vendu politiquement, alors que les gens ont compris que c’était un peu fichu, le progrès.
Dans cette période que j’appelle “intermédiaire”, la société officielle, c’est-à-dire les élites qui ont le pouvoir de dire et de faire (journalistes, experts, politiques), ces intellectuels qui vont sur les plateaux restent campés sur les valeurs modernes. Mais, si je le dis de manière imagée, on peut observer pendant longtemps la lumière d’une étoile morte…
On nous parle, par exemple, du “progrès”, on répète à longueur de temps des phrases du genre “compte tenu de l’individualisme contemporain”… On pourrait aussi parler du mot 'démocratie', beaucoup utilisé. Mais c’est la lumière de ces valeurs que l’on voit, et, comme l’étoile, j’ai l’impression qu’elles sont déjà un peu mortes. L’idéal démocratique, par exemple, est saturé.
Vous citez souvent Jean Delumeau, qui écrit en 1979 ce livre référence sur le Moyen Âge : La peur en Occident. La peur a-t-elle changé de nature ?
Régulièrement, il y a un retour de cette “peur des entrailles”, dont parlait Delumeau. Bien sûr, on le vit différemment : à l’époque, c’était la peste, les juifs, les sorcières. La peur se porte toujours sur quelqu'un ou sur quelque chose. De nos jours, c’est une pandémie. Mais notez que, quand quelque chose s’achève, on voit le retour de grandes peurs. Le côté apocalyptique révèle une société en train de naître. Alors, oui, il y a des peurs, en ce moment, et les pouvoirs s’en servent. Et quand je dis que les pouvoirs s'en servent, je fais référence à la bureaucratie, les écoles qui la forment, mais aussi le service public. Cette technocratie qui gouverne l’éducation, la santé, les prisons, et le service public en général. Et, donc, en fait, les élites. Des élites, qui, de mon point de vue, en ce moment, pressentent qu'elles ne sont plus en phrase avec la population. Et ont tendance à se servir de quelque chose, par exemple la maladie durant l’épisode de la pandémie, qui est une vraie réalité, mais qui accentuent la peur que cette maladie pourrait susciter.
Dans ces périodes crépusculaires, vous parlez de “pensées routinières”. “Cette irrémédiable tendance à évacuer les informations qui ne correspondent à la ‘doxa’, à l’opinion dominante ?” Il n’est plus possible de penser différemment du reste du monde, ou de penser, tout simplement… Est-on entré dans un temps de la sidération ?
Le mot que vous avez employé, c’est la sidération. Une espèce de totalitarisme des pouvoirs publics et des dirigeants de la verticalité. Pressentant que leur temps est fini, ils ont tendance à pratiquer l’inquisition. Dès le moment où cette inquisition est en place, on ne peut plus mettre en question ce qui est officiel. En gros, on donne des réponses, mais ces réponses ne permettent pas ce qui demeure la beauté de la pensée : la mise en question. Pire, on est traité de complotiste si on met en question ! Prenons un exemple : actuellement, on ne peut pas disputer de ce qui se passe en Ukraine. Il y a le mal et le bien. Le mal, c’est Poutine, le bien, c’est l’Ukraine, alors que les choses ont besoin de nuances. Je vois que l'on est dans ce moment où on a tellement peur de l’opinion publique qu’on impose des réponses sans permettre le questionnement. Quand Aristote montre la différence entre 'pensée' et 'opinion', il précise que la pensée, elle, elle se pose des questions.
“D’une certaine manière, la peur intervient dans des moments de pauvreté spirituelle”, écrivez-vous. Ce que nous sommes en train de traverser, c’est parce qu’on manquait d’idéaux, de spiritualité ?
Pour moi, ce qui a été dominant depuis le XIXᵉ siècle, c’est cette tradition socialisante ou marxisante, c’est-à-dire la prévalence du matériel. On le voit dans les débats sur le pouvoir d’achat, sur l’économie mondiale, sur les formes de consommation, autant de sujets qui occupent l’espace médiatique. On ne peut pas nier le fait qu’il faille manger, mais c’est comme si on avait oublié le reste… Chez les jeunes générations, par contre, on observe une appétence pour le spirituel. Et, peut-être que je joue au prophète, mais selon moi, cette dimension spirituelle est amenée à se développer. Les jeunes générations se sont éloignées des syndicats, des partis politiques, des courants religieux et, à la fois, elles sont dans des combats solidaires, écologistes… Sur les réseaux sociaux, les mots “solidarité”, “partage”, “échange” sont de retour.
Existe-t-il une stratégie politique de gouverner le plus grand nombre par la peur ? Pensez-vous que les tenants du pouvoir sont conscients qu’ils jouent sur la question des peurs ?
Sur la première partie de votre question, c’est une de mes vieilles idées. Dans un livre qui s’intitulait La violence totalitaire, j’évoquais, en fait, la violence de l’Etat. Il avait alors une hygiénisation, une pasteurisation de la société. Avec une idée très simple, qu’on pourrait résumer ainsi : “Je te protège, tu te soumets”. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine qu’on assiste à un processus de cet ordre : donner l’impression de protéger – une des conditions de la soumission –, et ce pour que le pouvoir perdure.
Concernant votre deuxième remarque : est-ce conscient chez nos gouvernants ? Je dirais, un peu à la manière de Lévi-Strauss, que c’est un effet de structure. Les technocrates, les fonctionnaires n’en sont pas forcément conscients mais ils sont dans un système… Il n’en reste pas moins que leur action pousse véritablement à la domination.
N’avez-vous pas l’impression que les tenants du pouvoir, “les apeurants”, comme vous les appelez, sont en fait les plus apeurés de tous ?
C’est mon sentiment. Ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire sont en bout de course, et le pressentent. C’est un collègue spécialiste des guerres qui m’a expliqué cette notion : quand une armée sent qu’elle a perdu, elle est particulièrement sanglante. Vous connaissez l’expression : “les combats d’arrière-garde” ? Quand une armée qui a perdu tue tout sur son passage…
Mais tout n’est pas perdu. Comme si on regardait un mauvais film d’horreur, qui va bientôt se terminer…
J’en suis persuadé. Il y a une saturation de ce fameux narratif. Et je précise ici cette notion de narratif officiel. Si on prend comme exemple l'épidémie ou la guerre, le narratif officiel impose une solution. Ce discours officiel fait, déjà, de lui-même le partage entre ombre et lumiere, entre le Bien et le Mal. Alors que, dans une société, il y a toujours de l'ombre, à côté de la lumière, mais la narratif officiel impose ce qui est censé être la lumière.
Face à cela, on assiste à une série de soulèvements. Les gilets jaunes, les convois de la liberté, la multiplicité de ces rassemblements juvéniles, 4000 personnes dans une rave. L’abstentionnisme, c’est aussi une forme de soulèvement…
Vous parlez beaucoup des médias qui participent à la diffusion des narratifs officiels. Pensez-vous que la presse doive se racheter ?
Je suis critique vis-à-vis de la presse. Entre la presse et la sphère politique, il y a une sorte d’endogamie. En même temps, soyons attentifs à ce qui se passe. Moi, je suis un vieux mec mais, sur les réseaux sociaux, les blogs, les forums de discussion, il y a quelque chose d’alternatif. Pendant toute ma carrière, il y avait, à l’entrée de la Sorbonne, une pile de journaux Le Monde, offerte à disposition des étudiants, qui entraient en cours avec Le Monde sous le bras. Dans la dernière décennie, la même pile, mais plus aucun étudiant avec Le Monde. La presse a chuté d’une manière faramineuse, peut-être parce qu’elle s’est contentée de répéter le discours officiel. Il existe de la vitalité en dehors de la sphère médiatique.
La difficulté d'une pensée authentique n'est pas de voir ce qui n'est pas habituel de voir, mais de penser le plus justement possible ce quelque chose que tout le monde voit mais que l'on n'ose pas dire".
Qu’observez-vous ? Où se jouent les solutions ? Vous nous surprenez en parlant de la lenteur comme nouveau moteur de la société.
Je considère que ce qui est en jeu, c’est le retour du “Nous”, de la communauté. J’observe, concernant les jeunes générations, qu’il y a cette idée “d’être avec”. Colocation, covoiturage, coworking. Nous prenons des détours ; ce retour des formes de solidarité, de générosité. La temporalité importante, dans la modernité, c’était le futur, des lendemains qui chantent. Au contraire, désormais, c’est, le “ici et maintenant”. ll faut saisir ces manières de vivre avec d’autres, de faire société ensemble. Voilà ce qui est neuf. La jeune génération, ce n’est pas la société de demain, c’est déjà la société de maintenant.
-- > "Le temps des peurs", Michel Maffesoli, aux éditions du Cerf. 212 pp., 20 €.
