L'école ne peut pas accepter que les entreprises privées s'invitent en son sein
Odoo, une société privée est passée sous les radars des établissements scolaires pour faire un placement de produit. Le rôle de l’école est-il de devenir une vitrine pour des entreprises ?
- Publié le 07-06-2023 à 11h36
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Une carte blanche de Roman Wittebroodt, professeur en secondaire (master en philosophie, en éthique, en éducation à la philosophie et citoyenneté – EPC)
À Bruxelles, les voitures d’Odoo ne passent pas inaperçues. Il est en revanche plus rare de croiser le camion au logo blanc et mauve. L’entreprise 4.0, première licorne wallonne créée par Fabien Pinckaers, s’est lancée à la conquête d’un nouveau marché. L’aventure débute en 2022. Tracté à la force d’un semi-remorque, le formidable complexe Labodoo (Laboratoire pédagogique pour futurs entrepreneurs) débarque dans les écoles et propose aux élèves du secondaire une animation sur l’entreprise. Permission de s’évader des cours pour se plonger dans l’univers palpitant du travail.
Placement produit
L’atelier se veut didactique. Son objectif affiché ? La découverte du monde de demain, celui de l’entreprise ultra-connectée. Sous la forme de jeux de rôles, les élèves reproduisent les gestes d’employés d’une société fictive (Woody Fourniture) : inventaire, facturation, contrôle qualité, marketing, etc. Pour plus d’immersion, l’élève doit gommer son nom afin d’endosser l’identité du travailleur modèle. C’est gratuit, ludique et accessible directement dans les écoles. Les élèves peuvent ainsi profiter du fameux laboratoire le temps d’une ou deux journée. Mais une fois les yeux décillés, on devine que les véritables cobayes du Labodoo étaient les élèves. L’atelier se conclut sur un débriefing des “animateurs” d’Odoo vantant l’ergonomie de leur ERP (logiciel de gestion centralisé) et sa gamme de prix attractifs. La distribution de goodies estampillés de la marque (Business game Scale-Up) achève la démonstration.
Voilà comment une société privée passe sous les radars des établissements scolaires pour faire un placement de produit. Plus que de sensibiliser au monde de l’entreprise, il s’agissait de faire la promotion d’une marque sous un aspect ludique. Derrière l’étiquette d’animateurs se cachaient des communicants. Le message véhiculé est double : le monde du travail est fun et l’outil Odoo plus encore. L’opération de communication est un succès. Déterminisme oblige, certains des élèves ciblés deviendront de futurs clients ou ambassadeurs de la marque belge. Habile…
Cheval de Troie 4.0
Rien n’est gratuit. L’expérience du Labodoo visait en définitive à formater les élèves en les initiant à l’ERP Odoo. Le prétexte consiste à offrir un apport pratique à l’apprentissage du fonctionnement d’une entreprise. Dire cela, c’est oublier que les jeunes ont bien souvent déjà exploré le marché du travail via les stages ou les jobs d’étudiants, parfois au détriment de leur propre scolarité. La confusion qu’entraîne un partenariat entre le monde pédagogique et l’univers entrepreneurial leur était dispensable…
Le Labodoo n’est rien d’autre qu’un énième cheval de Troie, celui du néolibéralisme au sein du milieu scolaire. Le procédé en effet n’est pas nouveau : de grandes entreprises affichent déjà fièrement leur collaboration avec certains départements universitaires. Mais la facilité de cette intrusion du privé au sein du milieu scolaire interpelle. Elle questionne le rôle fondamental de l’école : doit-elle devenir une vitrine pour des entreprises ? Fabian Pinckaers ne s’en cache pas, le modèle de l’enseignement outre-Atlantique serait l’avenir du nôtre (1). C’est la nouvelle pensée à la mode selon laquelle l’enseignement doit, pour faire sens, se prolonger dans une fusion avec le monde de l’entreprise.
Aveu d’échec pour l’école
Mais comment conjuguer le projet citoyen de l’enseignement avec la quête de rentabilité financière ? S’opposer à ce mélange des sphères n’est pas un excès de puritanisme. Outre sa mission citoyenne, l’école joue également un rôle de protection contre toutes sortes de prédations. Elle est une enclave hors des logiques mercantiliste et publicitaire. Ce combat pour les professeurs est pénible au quotidien, surtout depuis l’arrivée du smartphone dans les poches des élèves. Or, en déléguant une part de la formation des jeunes aux entreprises privées, l’école signe à demi-mot son aveu d’échec. Le Labodoo en est un exemple édifiant. Pendant 1 heure 30, des élèves, toutes couches sociales confondues, sont éduqués par les employés d’Odoo. Sous la contrainte du projet de l’établissement scolaire et de son ROI, ces jeunes se retrouvent piégés et les professeurs deviennent complices. C’est du temps de cerveau disponible que les écoles fournissent aux entreprises. Tout jugement critique de l’élève est inhibé, et la neutralité axiomatique de l’enseignant s’évapore comme par enchantement.
Pour les rares chanceux exposés à cette réalité trompeuse, un heureux évènement survient parfois lors de l’attraction Labodoo. Une heure d’atelier à tester les différentes tâches suffit pour effacer les sourires et remplacer l’enthousiasme par une intense vacuité. Sans pouvoir le nommer, certains élèves rencontrent pour la première fois le spectre de la démotivation face au travail dépourvu de sens – le fameux “Brown-out”. Car tous nos jeunes ne sont pas dupes. On aura beau leur vendre une image rêveuse d’entreprise à la pointe de la technologie, on ne leur fera pas avaler que le travail est fun. Dépossédé de sa propre identité par un faux badge et obligé de suivre un schéma abrutissant de tâches, l’élève prend conscience d’une chose : l’épanouissement personnel ne figure pas au cahier des charges dans le monde de l’entreprise.
L’école par le travail
Qu’on soit clair, il n’est pas question de dénigrer le succès des entreprises 4.0 européennes mais de s’interroger sur les conséquences de leur intrusion dans le système éducatif. La mission citoyenne de l’enseignement s’en voit redéfinie. Quelle forme de citoyenneté les entreprises se font fort d’incarner pour nos jeunes ? Celle de l’entrepreneur héroïque ? De l’employé corvéable ? Du shift ? En aucune manière celle d’une autocritique des dérives du monde du travail (externalités négatives, paradis fiscaux, mal-être, etc.).
Si le modèle américain doit devenir notre horizon pédagogique, il est à redouter que le concept de citoyenneté se résumera à celui de travailleur-consommateur. L’absence de relation non marchande et l’aliénation salariale sont les seuls débouchés d’un enseignement soumis aux injonctions normatives de l’emploi. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner de voir un jour au programme scolaire la biographie de Steve Jobs et la philosophie égoïste d’Ayn Rand…
Il nous faut en revenir aux codes sources (pour reprendre le jargon des techies) des deux termes qui s’affrontent dans ce problème éthique : l’école et le travail.
Étymologiquement, “l’école” (scholè en grec) désigne le loisir, le temps libre, hors des nécessités triviales de la vie. C’est un moment de rupture durant lequel l’apprenant peut se couper du monde, se consacrer à son épanouissement intellectuel et œuvrer à l’acquisition d’un capital culturel. Dans cette optique, la tâche de l’enseignant est de faire primer le relationnel sur le compétitif, le spirituel sur le matériel, le culturel sur le pécunier.
À l’inverse, “le travail” (tripalium en latin) désigne la souffrance, la torture. L’aliénation salariale en est la traduction moderne. Le terme qu’on lui substitue n’est pas plus rassurant : “l’emploi”. Le gadget du badge impersonnel que portaient les élèves n’a rien d’anodin. Rien de ce qui est employable n’est irremplaçable. Jouer des “employés” comme invite à le faire si complaisamment le Labodoo n’a rien d’un jeu, du moins de ceux qu’on veut jouer…
Pacte faustien
Ainsi, le biais cognitif qui consiste à ériger le monde entrepreneurial en sauveur d’un système éducatif dépassé ne fait qu’accentuer la lente inversion des valeurs néolibérales. Le travail vaudrait mieux que la diplomation… Mais l’école n’a pas pour fonction première d’octroyer des diplômes. On l’a dit, elle transmet des valeurs qui échappent à toute considération pécuniaire. Elle était encore jusqu’à hier l’un des derniers remparts contre l’idéologie capitaliste et l’appétit vorace des entreprises.
Sur fond d’un certain chauvinisme, Odoo a reçu aujourd’hui les clés de la bergerie. Les entreprises ont bien saisi l’intérêt de participer activement à l’éducation des jeunes. Mais seul un système scolaire hermétique à toute influence peut garantir le bien-être des élèves et préserver l’intégrité de la profession.
Naufrage de l’enseignement d’une part, secours cynique des entreprises de l’autre ; à ce pacte faustien l’école doit dire non.
(1) Voir interview dans Trends Tendances “Trois questions à Fabien Pinckaers, CEO D’Odoo, sur son jeu pédagogique Scale-up” (16/11/2021)