Jean-Michel Javaux : "Avec le recul, j’aurais dû faire mieux avec maman et son assuétude. Mais c’était compliqué"
L’ancien co-président d’Ecolo, bourgmestre d’Amay, ne se représentera en 2024. Il se livre comme jamais, dans un entretien profond, sincère, humain. Il n’a pas été épargné par la vie dans son enfance. Ni par la mort. Il confie ses forces et ses fragilités.
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- Publié le 18-06-2023 à 08h03
- Mis à jour le 18-06-2023 à 08h29
À cœur ouvert
À la maison communale d’Amay, tout le monde embrasse le bourgmestre, Jean-Michel Javaux. Je l’attends dans son bureau. Souriant, mais un peu tendu, il avoue d’emblée : “Depuis deux jours, je ne dors pas très bien. J’ai envie de raconter certains épisodes de mon enfance que seuls mes amis proches connaissent. J’ai choisi de ne rien cacher”.
Nous nous installons face à face. Il connaît la première question, toujours la même. “Dans quelle famille avez-vous grandi” ? Il respire longuement, pèse ses mots et commence à raconter son enfance, les fragilités de sa mère adorée, ses assuétudes, ses tentatives de suicide, sa mort dans ses bras. Puis celle de son père. Suivi du décès de sa grand-mère qui l’a élevée.
Lentement, il avance en rembobinant le fil de sa vie. Et bute, évidemment, sur le drame qui les a torturés et les torture encore, lui et Aurélie, sa femme, qu’il nomme toujours son “amoureuse” : la mort de Théo, leur premier enfant, en 2002. À 18 mois. Un silence s’installe dans le bureau. Les yeux s’embuent, la voix devient presque inaudible. Pause. L’ange Théo est sans doute là qui l’encourage à continuer. Nouveau silence. Il se concentre et poursuit. Parce que, même après ce drame absolu, il faut relever la tête.
Il s’abstient toutefois de se présenter aux élections en 2003, refusant que l’on vote pour lui par pitié. Il reprend pied. Conquiert la coprésidence d’Ecolo. La “Javauxmania” s’installe. Il ravit le majorat d’Amay, place forte socialiste depuis 80 ans.
Mais “Jean-Mi”, comme tout le monde l’appelle, n’est pas homme à s’éterniser. Il ne fera pas plus de trois mandats en 2024 et s’investira davantage chez Noshaq, un fonds d’investissement liégeois qui finance la création et la croissance des entreprises.
L’an prochain, Jean-Michel Javaux s’éloignera doucement de la politique. Pourtant c’est ce type de personnalité, généreuse, humaine, lucide, humble courageuse dont les parlements et les gouvernements ont tant besoin.
Rencontre à cœur ouvert.
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”J’ai peur de dire que je suis heureux”
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
C’est la question la plus sensible… Une famille volcanique, paradoxale qui expliquera beaucoup des choix que je porterai par la suite. Le père de ma mère était entrepreneur en construction, de tendance plutôt chrétienne. Ma grand-mère maternelle, qui est aussi ma marraine, est celle avec qui j’aurai finalement le plus vécu dans ma jeunesse, après plusieurs départs dans la famille. Son mari était président de fabrique d’église. Mon grand-oncle maternel avait été le dernier bourgmestre non socialiste d’Amay… Côté paternel, la famille était des fabricants et marchands de lait, de beurre et de fromage. De tendance plutôt libérale. À ma naissance, mes parents tenaient une coopérative sur la Place du Marché à Liège
Quelle était l’ambiance dans la famille ?
Mon père a quitté l’entreprise familiale et est devenu directeur de ventes dans une société qui commercialisait des alcools et des vins. Je pense qu’il gagnait assez bien sa vie. Il avait une grosse voiture, il était au Rotary, il fumait des cigares. Mais il organisait aussi des concours de couyon, jeu de cartes très populaire dans la région qui touchait tous les publics. Il aimait fréquenter tous les milieux. J’ai hérité de ce côté-là. Nous n’avons jamais vraiment passé de Noël seuls en famille, Papa ramenait toujours quelqu’un dans le besoin à la table. Ma maman ne travaillait pas et avait des fragilités.
Souhaitez-vous en parler ?
Elle a développé une dépendance à l’alcool, augmentant avec le temps. C’était ma mère chérie, une femme superbe, j’avais avec elle une relation fusionnelle, passionnelle. Quand je suis devenu adolescent, elle s’est retrouvée seule. Papa partait souvent au Luxembourg pour son travail. Elle a sombré dans cette dépendance à la maison. J’étais trop petit pour comprendre. Ma sœur, de cinq ans mon aînée, m’a beaucoup protégé, elle m’a aidé à étudier, m’a fait réussir. Ma sœur et moi, on ne s’est jamais disputé. Et je me rends compte aujourd’hui que je ne lui ai jamais vraiment dit merci…
Quel enfant étiez-vous ?
Dans l’absolu, j’estime que j’ai eu une enfance assez heureuse. J’étais tout le temps dehors, j’allais jouer au foot à la plaine de jeux, j’allais au Patro. J’y ai rencontré mes amis qui sont toujours les mêmes depuis 45 ans. Je suis très fidèle en amitié.
Où viviez-vous ?
Tous dans la maison de ma grand-mère. Mes parents ne se sont jamais quittés. Mais il y avait du bruit, de la tension. Quand à 14-15 ans, un enfant doit raisonner sa maman, l’empêcher d’aller vers la Meuse pour en finir… Ma sœur et moi avions très peur. Mais je crois que cela a forgé nos caractères. J’ai été en contact avec la mort très tôt. À la fin, le corps de ma maman l’a lâchée. Elle est décédée à 52 ans, en janvier 1990. J’étais en pleine session d’examen à l’Université. Je suis revenu de Bruxelles pour relayer ma sœur et mon père et passer la nuit avec elle. Elle est morte dans mes bras au petit matin… Cela a été une première fêlure dans ma vie. Avec le recul, j’aurais pu, j’aurais dû faire mieux avec maman, mais c’était compliqué. Plus tard, j’ai tenté d’aider des dizaines de personnes qui étaient en assuétude. L’approche de l’alcoolisme est très difficile. Souvent, on met les personnes dépendantes dans une case en leur disant : soignez-vous. On est parfois très dur. Il faut être prudent.
Malgré cette épreuve, vous estimez avoir eu une enfance heureuse…
La résilience permet de tirer une force des expériences vécues mais chaque fois, cela provoque des écorchures dans le corps et dans l’âme. Il faut pouvoir les gérer. À la mort de ma mère, mon père est parti de la maison et a refait sa vie avec une très chouette dame. Moi, je suis resté avec ma grand-mère. Quelques années plus tard, à la Noël, papa m’a annoncé qu’il avait un cancer des poumons. Il est parti en quelques mois… Le jour de sa mort, je faisais une conférence sur le nucléaire. Je suis arrivé trop tard. Mais pendant les mois qui ont précédé sa mort, nous avons beaucoup parlé. Lui, plutôt conservateur de droite, s’est ouvert à plein de choses, il a lu la vie de Mitterrand. C’était une année où il s’est beaucoup livré alors que, dans la famille, il était très difficile de communiquer. Il y avait beaucoup de non-dits. En même temps, ce fut une famille très stimulante, notamment en termes de culture.
Il y a donc eu de bons moments, quand même…
Nous avons vécu de grands moments familiaux heureux, notamment lors des vacances. Nous ne restions pas sur les plages. Papa avait une immense culture et nous apprenait mille choses sur les lieux que nous visitions. Il y avait beaucoup de stimulation intellectuelle. C’est mon père qui m’a obligé à faire mes études à l’ULB parce que je sortais du Collège Saint Quirin, à Huy. Il voulait que je sois nourri de différents courants philosophiques. Nous jouions aussi souvent à des jeux de société, comme Trivial pursuit et à la belote, un rituel. Au final, notre vie, c’était plusieurs semaines merveilleuses par an et puis 9 ou 10 mois pendant lesquels on se voyait ou plutôt, on se parlait peu parce que mes parents avaient une vie sociale, mondaine très chargée. Malgré tout cela, je garde pour mes parents une gratitude, une reconnaissance gigantesque. Ils se sont saignés pour que je puisse partir un an m’ouvrir aux États-Unis. C’était très rare à l’époque. J’ai fait une spécialisation en politique internationale et, à mon retour, mon service militaire puis plein de petits boulots, notamment en Flandre.
Quelles valeurs vos parents vous ont-ils transmises ?
Ma sœur et moi avons tiré une grande force de notre enfance. Ma sœur est brillantissime, tellement humble et discrète : elle gère plusieurs services à Erasme, et préside le CPAS de Fernelmont. Nous avons, ma sœur et moi, tenté de reproduire un schéma de relations familiales à l’opposé de celui que nous avions connu : nous favorisons beaucoup la présence et le dialogue dans nos familles respectives.
Vous avez été dirigeant du Patro. Est-ce le point de départ de votre engagement en politique ?
Le Patro était très mixte, les enfants venaient de tous les milieux sociologiques : des cités et des quartiers plus aisés Le mouvement était chrétien mais très ouvert. Le président a dû partir et c’est notre bande d’amis qui a repris les rênes du Patro qui comptait plus de cent enfants. Assez vite, j’en suis devenu le président. En dehors du Patro, avec ces amis, qui ont été présents à chaque étape de ma vie, nous discutions déjà de politique. Pas de parti, mais des grands enjeux de société, de la planète, de ce qui se passait au Tibet, en Palestine, etc.
Entre l’engagement chrétien d’une part et les convictions libérales d’autre part, comment avez-vous choisi votre chemin ?
Quand je suis arrivé à l’ULB, beaucoup me croyaient libéral. C’était en 1986, l’année du plan de Val Duchesse qui réduisait les moyens de l’école. J’ai commencé l’université avec une grève de deux mois, cela a créé en moi une conscience de solidarité. J’ai pris le contre-pied de mon père.
Le point commun de votre bande d’amis, était-ce l’anti-socialisme ?
Je n’aime pas ce qui est “anti.” Nous étions contre les excès. Quand on reste trop longtemps dans une fonction, on perd ses garde-fous, on ne se remet plus en question. Ce qui nous agaçait, c’était le pouvoir absolu.
Exemples ?
À Amay, le Patro rassemblait 100 enfants. Le PS avait son organisation, les Faucons rouges où ils étaient beaucoup moins nombreux. Mais les moyens pour la jeunesse étaient entièrement consacrés aux jeunes socialistes. Autre exemple : un ami a été menacé de perdre son travail s’il s’inscrivait sur la liste Ecolo que nous étions en train de mettre sur pied. Une autre anecdote : un jour, un de mes amis écolos se balade avec sa copine. Ils croisent des élus socialistes qui disent à la fille : “Tu as oublié comment ta mère a eu son logement… ?” Lors de la constitution de notre première liste Ecolo, sur les 20 personnes présentes, onze seulement ont osé franchir le pas parce qu’ils avaient peur d’avoir des ennuis. Les socialistes étaient en majorité absolue depuis plus de 80 ans.
Une rencontre a été déterminante dans votre parcours : Jacky Morael…
La scène se passe lors d’un Carnaval, fin des années 80. Jacky Morael connaissait plusieurs personnes à Amay, notamment via le syndicat et la maison des jeunes de Flémalle, nous avions des amis communs. Nous sommes allés boire un verre dans un café. Robert Collignon, tout-puissant bourgmestre socialiste d’Amay est entré et a hurlé à Jacky : “Qu’est-ce que tu viens faire sur mes terres ? Après moi, ce sera mon fils et puis le fils de mon fils… !” Jacky a répliqué : “Fais attention, Robert, souviens-toi comment Louis XVI a fini !” Cela s’est terminé dans l’humour et on a bu un verre ensemble. Toujours est-il que quelques années plus tard, en 2006, c’est dans ce café que nous sommes retournés le soir des élections lorsque nous avons ravi le maïorat à la famille Collignon… pour laquelle j’ai beaucoup de respect.
Qu’est-ce qui vous a plu chez Jacky Morael ?
Ce fut un coup de foudre intellectuel même si au départ, nous avions peu de choses en commun. C’était un bouffeur de curés, issu d’un milieu populaire. Moi, plutôt tendance catho, venant d’un milieu bourgeois. C’est justement cela que j’adore dans la vie : ne pas être entouré de gens qui sont comme moi, pensent comme moi. C’est ce qui manque à certains hommes ou femmes politiques : ils sont entourés de gens qui leur lancent des compliments, de la pommade, qui ne leur disent pas quand ils déconnent. Moi, on me l’a dit. J’ai des amis qui ne votent pas Ecolo, d’autres qui n’aiment pas la politique et qui ont de beaux chemins de vie. Avec Jacky, je pense qu’il y avait aussi, pour moi, la recherche d’une figure paternelle, même si la différence d’âge n’était pas importante. Mais j’ai tellement appris avec lui. J’adore appendre : on devient vieux quand on n’apprend plus.
Quels furent vos premiers pas dans la vie professionnelle ?
Au début, j’ai eu un peu de mal à trouver du boulot. J’ai été au chômage plusieurs mois et j’allais pointer le 3 et le 26 en me dissimulant sous une capuche. Souvent quand je me présentais pour un job, on me disait : “vous êtes surqualifié”, vous allez nous quitter tout de suite. Ensuite, j’ai été assistant parlementaire et j’ai été élu président du Conseil de la Jeunesse. Un mandat non rémunéré. Ce n’était pas facile : j’étais orphelin, je vivais avec ma grand-mère, que j’ai dû placer en maison de repos lorsqu’elle s’est fracturé le col du fémur. Je gagnais 36 000 francs bruts, elle avait une pension de 12 000 francs. Je comblais la différence pour payer le home. Je n’étais pas dans la misère. Mais ce n’était pas simple.
En 1999, vous êtes élu député wallon.
Grâce, peut-être à la crise de la dioxine, mais surtout aux États généraux initiés par Jacky Morael, Ecolo a élargi son assise dans une multitude de combats, notamment dans le milieu culturel et estudiantin. Cela nous a considérablement nourris. Nous avions un programme économique solide : Jacky en a fait un livre. De nouveaux candidats, comme Isabelle Durant, sont arrivés. Beaucoup de jeunes nous ont rejoints. Le râteau écolo a fonctionné à plein. Mais c’est indéniablement Jacky qui a porté Ecolo à la victoire. Le résultat fut énorme : Ecolo est passé de 5 à 11 sièges à la Chambre. Il y avait un préaccord électoral entre le PS et les libéraux, mais les électeurs nous ont en quelque sorte imposés au pouvoir.
Mais une fracture s’est produite qui a empêché Jacky Morael, principal négociateur Ecolo, de devenir vice-Premier ministre alors qu’il le méritait totalement…
Le soir des élections, j’avais une boule dans le ventre. Je sentais qu’un problème allait surgir. Ecolo devait entrer dans toutes les majorités sauf à Bruxelles. Certains Bruxellois en ont voulu à Jacky pour cette discordance. La veille de l’Assemblée générale qui devait approuver l’accord – il fallait une majorité de 50 % – mon ami Olivier Deleuze a appelé Jacky Morael pour lui signaler que l’accord ne passerait sans doute pas s’il était candidat ministre. Cela lui a fait mal. J’étais à ses côtés le 11 juillet 1999. Il n’a pas été épargné.
Un drame familial a suivi…
Quelques semaines plus tard, en août 1999, sa fille, Laurie, est décédée à l’étranger d’une méningite foudroyante. Le jour où elle est morte, elle portait un T-shirt à mon effigie : mes amis avaient fabriqué ces T-shirt pour mes 30 ans où Laurie et Jacky étaient présents. Cela renforcera encore les liens entre Jacky et moi. Avec une dizaine d’amis, nous avons passé des semaines, des week-ends pour entourer Jacky. Il y a eu des moments de profond désespoir, d’autres très riches, des conversations profondes, des moments de grande spiritualité, de prise de hauteur.
Un drame que vous connaîtrez deux ans plus tard.
Mon amoureuse et moi, nous nous sommes mariés en septembre 1999. Notre fils, Théo est né en avril 2001 et est mort en octobre 2002. Il était à la crèche. Il ne s’est pas réveillé après la sieste. Le week-end avant, je m’étais fait une entorse au foot. J’étais chez le kiné. Aurélie, enceinte de notre deuxième enfant, participait à une séance d’aquagym. Mon GSM a sonné plusieurs fois. J’avais un mauvais pressentissent. Mon beau-père, médecin, m’a appelé et dit : un drame est arrivé. Je me suis effondré. J’ai pensé : “Est-ce que toutes les personnes que j’aime vont mourir ?” J’ai traversé la ville. Arrivé à la crèche : j’ai pris Théo dans mes bras. Longtemps, très longtemps. Je suis allé avec lui au fond du jardin. J’étais persuadé qu’en le berçant, j’allais pouvoir le réanimer. Je voulais qu’il se réveille. Je le voulais… Une partie de moi s’est déchirée.
Comment avez-vous surmonté cela, pour autant que cela soit possible… ?
Jusque-là, je me disais que j’avais eu beaucoup de chance dans la vie, malgré les fragilités de ma mère, les absences de mon père, la mort de ma grand-mère. Après la mort de Théo, tout a changé. Nous allions faire les courses très loin, à trente kilomètres pour ne plus croiser des gens qui nous demandaient “comment ça va ?” Cela partait évidemment d’un bon sentiment mais les réponses sont compliquées à donner. Notre bande d’amis nous a accompagnés tous les soirs pendant des mois et des mois. Je ne les remercierai jamais assez. Mon amoureuse Aurélie a été et est toujours) ma bouée de sauvetage. Pendant des semaines, Aurélie et moi, nous ne parvenions pas à nous quitter d’une semelle. Jour et nuit.
Vous avez repris le combat politique…
J’ai fait une pause. Je ne me suis pas présenté aux élections législatives de 2003. Je n’avais pas envie que l’on vote pour moi par pitié, mais pour mes idées. Beaucoup de personnes me disaient “va travailler, cela ira mieux, cela va te changer tes idées”… Mais non, tout allait trop vite. Ecolo a reçu une véritable claque électorale en 2003. Plusieurs personnes m’ont poussé à me présenter à la présidence d’Ecolo. Finalement, après en avoir longuement discuté avec Aurélie, nous nous sommes dit que c’était en effet une manière d’avoir un nouveau défi. Notre équipe a été élue.
Il vous a fallu un certain temps avant de vous affirmer…
Je reconnais qu’il y avait un doute en interne. Progressivement, j’ai pris de l’assurance. Je suis comme cela, j’étudie tout. Je suis très curieux. Quand j’ai lu un texte, je le retiens. J’ai une excellente mémoire. Mais il m’a fallu du temps pour être tout à fait à l’aise dans les débats. J’ai senti beaucoup de bienveillance et de respect de la part des autres présidents de partis, Elio Di Rupo, Joëlle Milquet, Didier Reynders.
Et après, il y a eu, un temps, une sorte de “Javauxmania” : gendre idéal, écolo mais attentif aux entreprises…
Lors des élections communales de 2006, il y a eu un vrai raz de marée. Nous avons remporté le maïorat d’Amay avec 43,47 % des suffrages contre 41,46 % aux socialistes. De Namur à Liège, c’était rouge socialiste monolithique. En 2006, les écolos sont entrés dans les majorités à Namur, Schaerbeek, à la province du Brabant, ont confirmé à Ottignies. Nous avons assuré notre indépendance vis-à-vis des autres partis et nous avons, en 2007, réalisé un excellent résultat aux élections fédérales, bien meilleures que ce qui était prédit par les sondages. Nous avons gagné en crédibilité : en 2008, Yves Leterme, alors Premier ministre et Didier Reynders, ministre des Finances, nous tenaient au courant en toute confiance de ce qui se passait dans la crise bancaire.
Vous avez réussi à négocier une nouvelle participation d’Ecolo au pouvoir avec le PS et le CDH pour former la coalition “Olivier” en Région wallonne et Région Bruxelloise. Mais la participation s’est à nouveau soldée par un échec…
Il y a eu de bonnes choses durant cette législature mais je ne sais pas si nous avons réussi à répondre aux attentes des électeurs qui attendaient un changement en profondeur. Lors d’un débat préélectoral avant les élections de 2009, Didier Reynders m’a lancé les vieux clichés : Ecolo = de nouvelles taxes. Le lendemain, j’ai pris un gars en stop. Je lui ai demandé pour qui il avait voté. Il m’a répondu : “Je vous jure que jusqu’à jeudi, je votais pour vous. Mais après le débat, j’ai changé d’avis et j’ai voté pour… Michel Daerden”. Conclusion : en entendant les libéraux critiquer les verts, certains électeurs se sont précipités dans la “valeur refuge”, à savoir le PS.
Vous avez aussi participé aux négociations institutionnelles lors de la crise de 2010-2011. Un bon souvenir ?
Cet épisode m’a lessivé. Vraiment. Je pense qu’on a été bon dans les négociations, en particulier Stéphane Hazée et Marcel Cheron. Mais Ecolo n’a pas les mêmes structures que les autres partis. Nous n’avions pas de gros centres d’étude avec une machine de guerre. Nous avions quelques excellents collaborateurs, disponibles H24, mais rien de comparable avec les autres partis. Je n’avais pas d’appartement à Bruxelles où aller me reposer, pas de chauffeur qui pouvait me permettre de me reposer durant les trajets, sauf les toutes dernières semaines. Donc l’équilibre vie privée/vie professionnelle a été dur à préserver. Pendant cette période, certains de mes amis ont perdu leur parent, je l’ai appris deux mois plus tard. Aurélie et moi avions programmé des vacances avec des proches. À peine arrivés, un samedi, Elio Di Rupo m’appelle et me demande de revenir parce que les négociations vont reprendre. L’anniversaire de mon fils avait lieu le mercredi. Je suis rentré à Bruxelles pour négocier. Le lundi, le mardi, le mercredi, nous n’avons rien fait. Je suis retourné sur mon lieu de vacances le jeudi. Le dimanche nous sommes rentrés en Belgique. Elio a pris la parole le lundi : à la demande de Joëlle, les négociateurs s’octroient deux semaines de vacances… Ma femme n’avait plus de congé. Je n’ai quasiment pas vu ma famille pendant 540 jours. Cela m’a épuisé, je ne m’occupais pas non plus du parti. En avril 2012, j’ai décidé d’arrêter la présidence d’Ecolo.
Vous savez à quoi vous vous engagez quand vous vous lancez en politique…
Oui et non. Est-ce cela la politique ? Négocier entre quatre murs pendant près de deux ans ?
Des regrets ?
Nous étions persuadés qu’avec cette ambitieuse réforme de l’État, nous allions sauver la Belgique. Pourtant, les derniers sondages montrent que ce sont le Belang et la N-VA qui, en Flandre, dominent toujours le paysage politique… Ce qui apparaissait à l’époque comme une période particulière s’est ensuite reproduit souvent. Nous sommes passés de crise en crise. Ce qui est difficile, c’est l’articulation entre la vie privée et la vie professionnelle, la pression des médias, des réseaux sociaux. Il faut être tous les jours en pleine forme, pertinent, avoir quelque chose d’intéressant à dire et bien maîtriser la matière. Une campagne électorale, il faut la préparer comme des jeux olympiques. C’est Elio Di Rupo qui m’a appris cela : en maîtrisant les dossiers, mais aussi en faisant du sport et en surveillant son alimentation. Le faire en permanence, c’est épuisant.

”On a besoin de plus d’humilité en politique”
Vous vous êtes consacré au maïorat d’Amay et à l’économie liégeoise…
J’avais besoin d’autre chose, d’un nouvel équilibre. Que j’ai trouvé en me consacrant à ma commune d’Amay et en intégrant Meusinvest, devenu Noshaq, un fonds d’investissement liégeois qui propose des solutions de financement pour la création et la croissance des entreprises. Cela m’a permis d’apprendre à nouveau, d’aider à la création des écosystèmes économiques. Passionnant.
Cela vous a permis de retrouver la fibre entrepreneuriale de votre père…
Je l’ai toujours eue. Il faut cesser de mettre des gens dans des cases : tous les ouvriers ne votent pas socialistes, tous les indépendants ne votent pas libéral, tous les écolos ne sont pas antiéconomiques. Ce sera sans doute un de mes regrets : ne pas avoir créé ma propre entreprise. Je ne l’exclus toujours pas. Mais j’aime surtout les entrepreneurs à taille humaine qui développent des relations saines avec leur personnel, qui investissent dans la recherche. Et discuter avec les syndicats. J’adore faire du “cross border”, passer de la buvette du Standard à une réunion de patrons du Bel 20. Aller là où l’on ne m’attend pas. Au début, j’avais été critiqué chez Ecolo au parti parce que j’avais pris la parole à la journée de la chasse : c’était précisément pour leur apporter notre éclairage. Quand je parlais, chaque année à Batibouw, c’était pour expliquer les évolutions vertes attendues dans la construction et les gisements de nouveaux emplois dans la rénovation.
Vous venez d’être réélu pour un troisième mandat à la tête de Noshaq…
Noshaq a beaucoup grandi ces derniers temps, nous avons procédé à une augmentation de capital très importante. Nous sommes impliqués dans plus de 470 sociétés. L’équipe est formidable et il n’est plus possible de mettre une étiquette politique sur ceux qui y travaillent. Nous sommes tous et toutes concentrés sur notre métier : construire l’économie de demain. Nous avons un énorme défi en énergie, ma passion depuis toujours. Notre écosystème créé autour de l’ancienne Poste de Liège tourne très bien.
Parallèlement à cela, vous n’avez pas vu vous empêcher de relancer un think thank politique, E-change, qui réunissait des hommes et de femmes venus de la gauche, de la droite, du centre. Était-ce une espèce de “En marche”, version belge. Sauf qu’il manquait le “Macron”…
Il ne s’agissait pas de remettre en selle certains hommes ou certaines femmes politiques comme on l’a dit. Que ce soit Melchior Wathelet, Didier Gosuin, Alda Greoli ou moi. Nous voulions avoir un lieu ouvert à des personnes issues de différents horizons, permettre d’amener des réponses non-partisanes. Cette démarche était pertinente et pluraliste. L’objectif initial n’était pas de créer un autre parti politique…
Des documents semblaient montrer le contraire…
Certains allaient-ils en faire un mouvement politique en imitant ce qu’Emmanuel Macron avait réussi en France en cassant les codes des partis traditionnels ? Possible. D’autres ne voulaient absolument pas entendre parler de politique et y venaient juste pour avoir des débats d’idées. Moi, je suis curieux de tout. Nous avions des propositions dans plusieurs domaines. Le groupe qui a produit le plus de réflexions s’était penché sur le renouvellement de la démocratie face au fonctionnement actuel des partis. Thomas Dermine a participé à plusieurs groupes de travail, Barbara Trachte, Benjamin Dalle, des responsables syndicaux, des patrons, des chercheurs universitaires, beaucoup de citoyens étaient présents dans certains groupes…
Donc, E-change, c’est bien fini…
Parce que les observateurs et certains politiques ont politisé la démarche en cherchant à la faire entrer dans nos cases habituelles. Cela dit, le constat reste vrai : nous avons besoin de nouveaux outils pour régénérer le débat politique. Il manque des gens qui prennent du recul, qui poussent le monde politique à réfléchir. Les jeunes ne veulent pas avoir un sac à dos politique ou une étiquette sur le front dès qu’ils sortent de l’école mais adorent discuter avec des gens qui les font réfléchir sur les grands thèmes de société. Or, il y a de moins en moins d’espace. Qui fait encore rêver en politique ? Qui peut tracer une piste sans que l’on ait l’impression que la démarche est intéressée ou que la personne discute pour vendre sa soupe ? Qui peut encore parler librement sans être immédiatement soupçonné de défendre des idées partisanes, que ce soit sur les pensions, l’énergie, la fiscalité ?
Le désintérêt, voire le dégoût à l’égard de la politique n’a jamais été aussi élevé… Quelles en sont les raisons ?
Comment réenchanter la politique ? Je le répète : des impulsions doivent aussi venir de personnes qui n’ont pas nécessairement de biais politique. En plus de la difficulté de faire de la politique avec les réseaux sociaux, il y a aussi un recul des mouvements sociaux et de toute réflexion collective. Les syndicats font leur travail mais sont en perte de légitimité dans leur combat. J’ai l’impression qu’on est passé du “nous” au “je”. Il y a des marches pour le climat et c’est très bien évidemment. Mais le Covid a entraîné un réflexe de repli sur soi : je protège ma famille, mes biens… On ne sait plus collectiviser les enjeux.
Le monde politique est-il en position de le faire ?
J’ai un doute parce que de toutes les institutions, les partis politiques sont les plus décriés. Les “affaires” mises au jour sont évidemment scandaleuses. Dans certains cas, la présomption d’innocence a été bafouée : certaines vont se dégonfler. D’autres sont réellement ignobles et alimentent le vote de rejet. Je ne veux pas nécessairement réechanter les partis ou les élections mais il me semble utile, urgent, nécessaire de repolitiser la société dans le sens noble du terme. Aujourd’hui pour certains électeurs, faire de la “politique” signifie s’en mettre plein les poches. C’est faux évidemment. Mais la méfiance est grandissante.
À tel point qu’il devient difficile de trouver des candidats…
Il y a un désintérêt de la population pour la classe politique mais il y a aussi un épuisement de la classe politique, en particulier chez les élus locaux. Plus de 60 % déclarent qu’ils hésitent à se représenter à cause notamment de l’agressivité sur les réseaux sociaux. Chez nos voisins, c’est pareil. Raison de plus pour ne pas faire du football panique : la meilleure réponse c’est d’oser avoir des débats mais oser prendre des décisions qui ne sont pas populaires : on ne doit pas nécessairement prendre des décisions qui plaisent au plus grand nombre parce que certaines personnes en demanderont toujours plus. Il faut expliquer, expliquer, expliquer. La pédagogie est essentielle en politique de même que l’excuse. Il faut pouvoir reconnaître ses erreurs. On a besoin de plus d’humilité en politique. Beaucoup plus. Plus de coopération aussi. Les présidents de partis se voient-ils encore ? Se parlent-ils ?
Vous représenterez-vous au maïorat d’Amay ?
Une chose est sûre : je ne serai plus candidat bourgmestre. J’aurais fait trois mandats. Je m’arrête comme bourgmestre. Il est important de se renouveler. On sait que les élections de 2024 seront difficiles. Si on me sollicite pour figurer sur une liste, afin d’aider, pourrais-je dire : “non je vous lâche…” ? Non. Mais je ne suis demandeur de rien. Je pense avoir encore un rôle pédagogique à jouer. Au pouvoir dans les gouvernements, Ecolo n’a pas toujours réussi. Dans les pouvoirs communaux, cela s’est bien passé dans beaucoup d’endroits.
Et donc, après ?
Je suis épaté par les gens qui savent ce qu’ils feront dans deux ou trois ans. Moi, je ne sais pas. Sincèrement. Je n’ai pas de plan caché. Je suis un intuitif, je vis à l’inspiration, j’essaye d’apprendre de mes erreurs. J’ai reçu beaucoup de la société et j’aime rendre. Un de mes traumatismes serait de me retourner à 85 ans et de me dire que je n’ai pas assez donné. Il n’y a pas qu’en politique que l’on peut servir. Avec mon amoureuse, nous avons fait trois fois le pèlerinage de Lourdes avec des personnes porteuses d’un handicap. C’était d’une richesse sans nom. Je suis comme cela. Je ne veux pas être en imposture. Je n’ai jamais envisagé d’être ministre dans des compétences que je ne maîtrise pas. Il faut connaître ses limites.

”Je ne vais pas taire mes convictions par omission ou par calcul”
Comment vous ressourcez-vous ?
En famille. Théo aurait 22 ans. J’ai trois autres enfants de 20, 18 et 16 ans. Nous essayons de passer beaucoup de temps ensemble, nous veillons à ce que chacun puisse exprimer ses sentiments. Nous avons aussi une Golden Retriever de 2 ans, le chien du Covid qui est un vrai point d’union entre nous. Je lis beaucoup. J’adore les concerts avec mon amoureuse ou des amis, de plus en plus avec les enfants. Je joue toujours au football. C’est un vrai ressourcement même si je deviens vieux. Je suis seul administrateur belge du Standard, avec trois Américains. Mandat non rémunéré, je le précise… C’est un monde fascinant.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je crois en Dieu. Je ne vais pas taire mes convictions par omission ou par calcul. Monseigneur Léonard disait que j’étais un catho à la carte… Je suis croyant. Je prie, avec beaucoup d’humilité. Mon amoureuse a coupé le lien avec la religion après la mort de notre fils Théo. Moi, je suis allé voir dans d’autres croyances comment la mort était perçue. Ma croyance n’est pas de confort. J’aime m’arrêter dans certains lieux religieux, l’abbaye de la Cambre, celle de Sénanque. Quand j’ai déclaré en 2003 que j’étais croyant, les premières réactions ont été positives. Ensuite il y a eu une contre-vague : certains ont affirmé que je disais cela pour piquer les voix du PSC d’alors, et que c’était une opération de communication ! En interne, cela a suscité quelques remous. Mais allais-je mentir quand on m’a posé la question ? Voilà : je crois toujours et un de mes fils s’appelle Augustin…
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Oui, mais je n’en ai pas peur. Je n’ai pas peur de ma mort, mais je suis terrorisé que cela arrive de nouveau à l’un de mes proches.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Je ne sais pas.. J’espère qu’il y a quelque chose. J’ai arrêté de me poser cette question-là.
Frissonnez-vous toujours en entendant la Brabançonne ?
C’est devenu un jeu parmi nos amis de se lever quand on entend notre hymne national… Oui, je suis monarchiste. Je ne manifesterai pas pour soutenir la famille royale mais je suis intimement convaincue qu’elle est très utile en Belgique. J’ai toujours eu des relations très cordiales, très respectueuses, constructives avec le Roi et la famille royale.
Qu’est-ce qui vous a construit ?
Chaque expérience. Les bonnes, les moins bonnes. Assurément les rencontres. Je crois très fort en l’échange. Chaque jour où j’apprends quelque chose d’une autre personne est un jour gagné. Ce qui frappe et manque pour l’instant, c’est l’incapacité à se mettre dans la peau de l’autre. En politique, cela manque beaucoup. Là, j’essaye d’imaginer la prochaine question que vous allez poser…
Ce sera la dernière : êtes-vous un homme heureux ?
Je le pense. Mais j’ai peur de le dire. Je ne veux pas conjurer le sort.
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Du côté de chez Proust
Quelle est votre vertu préférée ? La bonté.
La qualité que vous préférez chez un homme ? L’autodérision.
Chez une femme ? La résistance à la souffrance.
Votre principal défaut ? Je suis maladivement toujours en retard.
Votre principale qualité ? La capacité de m’adapter à tous les milieux.
Votre rêve de bonheur ? J’essaye de le vivre au quotidien.
Quel serait votre plus grand malheur ? Je l’ai déjà connu. J’espère ne pas le revivre parce que je ne crois pas que je m’en relèverais…
Votre auteur préféré ? Kundera, John Irving,
Votre compositeur préféré ? Bono, Freddie Mercury, Dvorák.
Votre héros préféré dans la fiction ? Robin des bois.
Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? L’intolérance.
Quel est le don que vous auriez aimé avoir ? L’ubiquité.
Comment aimeriez-vous mourir ? En faisant le moins de mal à mes proches.
Quelle est la faute, chez les autres, qui vous inspire le plus d’indulgence ? La maladresse.
Avez-vous une devise ou une phrase qui vous inspire ? Toujours saluer les personnes que l’on croise en montant parce qu’on les croisera toujours en redescendant.