On a construit une machine infernale. La Belgique n’échappera pas aux guerres culturelles
Oui, je sais, il y a plein d’initiatives (sociales, culturelles, écologiques, économiques), voire de réalisations, prometteuses, qui donnent espoir. Mais tout cela reste insuffisant et parfois fragile.
- Publié le 25-08-2023 à 14h10
- Mis à jour le 25-08-2023 à 14h22
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Une carte blanche Philippe Defeyt, économiste
On a, année après année, construit une machine infernale. Elle est mue par trois carburants : les crises écologiques, les frustrations sociales, et une gouvernance politique à la dérive. Elle risque à tout moment de dynamiter le vivre ensemble. Crises écologiques ? Arrêtons de parler de transition(s). Les crises vont se succéder à un rythme qui s’accélère. Au point qu’on doit aujourd’hui s’interroger sur notre capacité de piloter une transition vers un avenir choisi. En fait, il risque fort d’être subi.
De leur côté, les expressions de rejets de moins en moins bridées (étrangers malvenus, règles jugées insupportables, élites travaillant contre le peuple, profiteurs du hamac social, experts vendus, vérités alternatives…) – excitées par les médias sociaux et les populistes de tous bords – sont le reflet de diverses frustrations sociales. Oui, bien sûr, celles-ci sont aussi alimentées par les inégalités socio-économiques, mais ces dernières ne suffisent pas à tout expliquer. Dans un tel contexte, la moindre menace, supposée ou réelle, sur les modes de vie ne fait qu’alimenter la fabrique à ressentiment. La volonté, profondément ancrée, de vouloir contrôler sa vie et ses choix (même si ce contrôle est souvent illusoire) et d’en profiter au maximum (même si c’est tout aussi illusoire), résultat de la rencontre de réflexes ancestraux et de l’abondance de possibilités qu’offre notre société, n’aime pas les contraintes. Le succès du parti des fermiers aux Pays-Bas, le rejet d’emplois aux horaires dits atypiques, etc., sont des illustrations de cet état d’esprit.
La gouvernance politique est à la dérive. Victime de guerres culturelles, explicites ou larvées, de plus en plus utilisées à mauvais escient, supposée ne pas être à l’écoute des vraies gens et des vrais problèmes, la démocratie représentative peine à convaincre de son efficacité à construire un bien commun et un cadre de vie sociétal largement accepté.
Tout ceci est-il un tableau noir, aux traits forcés ? Une analyse simpliste ? Oui et non.
C’est vrai que la Belgique semble correspondre moins que d’autres pays (Hongrie, France, États-Unis…) aux traits proposés ci-dessus. Il arrive qu’on puisse encore construire des consensus plus ou moins stables, plus ou moins bien acceptés.
Mais les trois dimensions évoquées ci-dessus interagissent, se renforcent l’un l’autre. La difficulté d’imposer des adaptations aux modes de vie ne peut qu’accentuer les crises écologiques à venir ou accroître leurs impacts. Les mesures qu’il faudra bien prendre un jour ne peuvent que crisper plus encore. Dans un monde où tout doit être possible, aux aliments ultra-transformés écoulés dans une économie au total peu contrainte correspondent les idées ultra-simplistes vendues comme des savonnettes par les réseaux sociaux et des politiques peu scrupuleux. La même logique : à chacun ses produits, à chacun ses idées, à chacun son marché, à chacun ses électeurs.
D’escarmouches à des oppositions frontales
On est certes (encore) loin des guerres culturelles observées dans d’autres pays. Mais il n’en faudrait pas beaucoup pour y arriver. Des escarmouches à fleurets à peine mouchetés (les débats sur Francorchamps depuis longtemps, la volonté de taxer la viande attribuée aux écologistes lors de la campagne de 2019, les réactions excessives lors de la mise en place du plan Good Move à Bruxelles, l’assimilation de limitations de vitesse à une écologie punitive, du plan azote flamand à la fin de l’agriculture, la volonté de freiner les réformes vertes pour sauver l’économie…) pourraient vite se transformer en oppositions frontales, excitées et mises en exergue dans les campagnes à venir, au bénéfice des intérêts privés et des populistes.
Il est, je pense, illusoire de penser que la Belgique, dans un contexte où les crises écologiques ne peuvent que s’accentuer, échappera encore longtemps aux évolutions socio-politiques et culturelles observées ailleurs dans le monde. Et, malheureusement, l’histoire a montré que les pires pensées – minoritaires au départ – arrivent à s’imposer.
Oui, je sais, il y a plein d’initiatives (sociales, culturelles, écologiques, économiques), voire de réalisations, prometteuses, qui donnent espoir. Mais tout cela reste insuffisant et parfois fragile. Et, surtout, l’horizon est court ; il n’est pas sûr du tout que l’on gagnera le combat culturel à temps pour contrebalancer les tendances centrifuges qui ne demandent qu’à se renforcer.