On ne s’aperçoit pas toujours qu’on est heureux

Nous serons toujours en manque de bonheur. Cette parfaite “coïncidence de soi avec soi” n’est pas pour ici-bas. Mais les moments de joie sont des anticipations du bonheur final, des signes qui en indiquent le chemin, des “soupçons d’éternité”

Autumn illustration taken at Parc Sorghvliedt in Hoboken, Antwerp, Sunday 16 October 2022.
BELGA PHOTO AURORE MUDIAYI BUKASSA-BAETENS

Une chronique de Charles Delhez, jésuite.

Sommes-nous en croissance ou en décroissance ? Rassurez-vous, je ne vais pas vous parler d’économie, mais du bonheur ! Nous le cherchons tous, même si chacun en a sa définition, mais il nous arrive de le confondre avec ce qu’il n’est pas : avec le plaisir, par exemple. Pour bon que celui-ci puisse être, il a toujours quelque chose d’éphémère et de superficiel. “Si la définition de votre bonheur est d’aller faire du shopping à Barcelone avec Ryanair, oui vous allez être frustrés”, lance de manière un peu piquante Dominique Bourg.

Il ne s’agit bien sûr pas de vivre sans plaisir. “Ce serait ne pas vivre, écrit Christophe André, puisque le plaisir est associé à la satisfaction de nos besoins psychologiques.” Mais, ajoute-t-il, le plaisir peut aussi nous asservir, nous rendre dépendant. Notre société n’a-t-elle pas réduit le bien-être au pouvoir d’achat, n’est-elle pas caractérisée par un nombre impressionnant d’addictions, ces réductions à une seule source obsessionnelle de plaisir ?

Une dynamique, une vraie croissance

Le vrai bonheur est une dynamique profonde, il se situe dans le long terme. Je l’opposerais à l’angoisse. Celle-ci est une déclivité négative : rien ne fait sens, rien ne mérite mon engagement, tout va finalement au néant ou à très peu de chose, même ce qui apparaît positif à d’autres. Rien n’a de consistance, tout est absurde. Les plaisirs superficiels peuvent donner provisoirement le change, mais la pente de ma vie est bel et bien négative. Je m’enfonce.

Le bonheur, lui, est une déclivité positive. Ma vie est en croissance. Ignace de Loyola, dans ses Exercices spirituels, parle de consolation, cette augmentation de foi, d’espérance et d’amour. La chose la plus insignifiante – le chant des oiseaux tandis que j’écris cette chronique –, est tonifiante et mérite mon admiration. Les mêmes couleurs d’aurore, quand je suis déprimé, ne me touchent pas ; quand je suis en forme, elles confirment ma joie de vivre. Même si les mauvaises nouvelles se multiplient, mon tonus vital n’est pas engagé, je continue à aimer la vie.

Le bonheur est une sensation de plein, que réconfortent les émotions positives et que ne compromettent pas les émotions négatives. Le malheur est cette sensation de vide, d’absurde, de vacuité totale. Au bout de cette déclivité négative, il y a le suicide, si bien évoqué par le philosophe Gabriel Marcel qui parle d’un “constat d’insolvabilité absolue”. L’existence ne peut rien m’apporter, je n’attends plus rien d’elle. Pour la personne heureuse, par contre, tout est ajusté, ajointé, aligné. Tout fait sens.

La promesse du sens

Passer de l’angoisse existentielle au bonheur peut se faire insensiblement. Un matin, je découvre que les fleurs sont à nouveau belles et la pluie, agréable au visage. Le retournement peut être subit, imprévu. “Cette nuit-là, témoigne Éric-Emmanuel Schmitt, j’ai senti le mystère. Le mystère, c’est la promesse du sens. Alors que l’absurde, dans lequel je vivais avant, c’était l’absence de sens.” Les récits de ce genre de découverte ne manquent pas. Évoquons La grâce de Thibault de Montaigu ou Le Grand Large de Christiane Rancé.

On ne s’aperçoit pas toujours qu’on est heureux. Quand tout va bien, c’est le grand ordinaire qui ne se fait pas remarquer. Le bonheur se savoure sans qu’on ait besoin de mots. Peut-être est-ce le signe que nous sommes faits pour lui. C’est notre condition native. La joie en est le ressenti, sa manifestation, intérieure ou extérieure, parfois exubérante, souvent discrète. Elle se traduit en une longue litanie d’émotions positives : enthousiasme, confiance, curiosité, harmonie. Le malheur, lui, est plus bavard, lancinant ; il se rappelle sans cesse à nous, on le rumine et le ressasse.

Nous serons toujours en manque de bonheur. Cette parfaite “coïncidence de soi avec soi”, selon les mots de Spinoza, n’est pas pour ici-bas. Mais les moments de joie sont des anticipations du bonheur final, des signes qui en indiquent le chemin, des “soupçons d’éternité”, dirait Etty Hillseum. Dans une symphonie, l’accord final s’annonce déjà tout au long de la mélodie.

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