Il faut continuer à interdire les lieux de prière à l’ULB

La sécularisation de la science est un acquis fragile. Les universités européennes ont tout intérêt à défendre fermement leur indépendance vis-à-vis des religions.

L'ULB, avec l'ULiège et l'Université de Lille, lance une formation en éducation aux médias
©BELGA

Une opinion d'Eric Muraille. Directeur de recherche FNRS attaché à l’ULB (1)

Les révélations concernant une salle de prière sauvage sur le campus du Solbosch de l’Université libre de Bruxelles (ULB) ont entrainé de nombreuses réactions. Tout d’abord, les autorités de l’ULB ont rappelé que les missions prioritaires de l’Université sont l’enseignement et la recherche et que « les demandes d’installation de lieux de prières, de culte ou de recueillement ne sont et ne seront dès lors pas acceptées ». Ensuite, seize associations étudiantes ont dénoncé « une polémique islamophobe » et la diabolisation d’un petit nombre d’étudiants. Elles ont apporté leur soutien aux étudiants concernés et espèrent que « la tolérance de l’ULB vis-à-vis de la diversité évoluera vers son respect, son acceptation et son inclusion ».

Il serait bon d’expliquer en quoi l’existence d’une salle de prière à l’ULB pose question et ce qui motive la décision des autorités de l’ULB de ne pas l’accepter.

”Des signes convictionnels, oui, des lieux de prières, non”: l’ULB met les choses au clair avec ses étudiants

Liberté académique et libre examen

Les universités européennes sont aujourd’hui considérées comme des centres d’excellence en matière d’enseignement et de recherche scientifique, jouissant d’une indépendance garantie par la loi vis-à-vis du politique et du religieux (la fameuse liberté académique). Il n’en a pas toujours été ainsi.

Le troisième concile de Latran, 1179, imposa pour l’enseignement en Europe une autorisation (licentia docendi) délivrée par l’Évêque, faisant de l’enseignement un monopole de l’église. Les premières universités européennes, de Paris, Oxford et Bologne, dites universités médiévales, émergèrent au 13ème siècle comme des associations de professeurs et d’étudiants. Elles bénéficiaient de la protection pontificale et étaient donc soumises à une obligation d’orthodoxie religieuse. Leur rôle était principalement l’enseignement. La recherche s’y limitait à la mise en conformité des savoirs antiques avec les croyances chrétiennes.

Les universités modernes, telles qu’on les conçoit aujourd’hui, indépendantes de l’Église et financées par l’État, associant enseignement et recherche scientifique, n’émergent qu’au 19ème siècle. Elles incarnent l’idéal du mouvement philosophique des Lumières, caractérisé par la promotion de la raison et un rejet viscéral de l’obscurantisme et des superstitions religieuses. Les Lumières placent les savoirs scientifiques au cœur de l’enseignement afin de garantir l’autonomie intellectuelle des citoyens et donc leur liberté (Mémoires sur l'instruction publique. Nicolas de Condorcet, 1791).

En Belgique, l’ULB occupe une position toute particulière dans le paysage universitaire. Elle fut créée en 1834 par la loge maçonnique de Bruxelles « Les amis philanthropes », avec pour ambition de concurrencer l’Université catholique de Louvain. Durant le 19ème siècle, la loge milita activement en faveur de la laïcisation politique de la Belgique et fit preuve d’un anticatholicisme parfois virulent. Pierre-Théodore Verhaegen, vénérable maître de la loge, avocat et parlementaire libéral, fondateur de l’ULB, résume ainsi la mission de l’ULB : « Examiner, en dehors de toute autorité politique ou religieuse, les grandes questions qui touchent à l'homme et à la société, sonder librement les sources du vrai et du bien, tel est le rôle de notre Université, telle est aussi sa raison d'être » (Allocution au Roi Léopold Ier, 1854).

On peut donc comprendre que la présence d’une salle de prière « clandestine » dans l’université du libre examen représente une sévère entorse à la tradition.

Mais pourquoi la sécularisation de la science, c-à-d l’indépendance de la recherche scientifique vis-à-vis des normes religieuses, s’est-elle imposée comme une impérieuse nécessité au sein des universités ?

Pensée scientifique et religieuse ne sont pas compatibles

Tout d’abord, le processus de production collectif des connaissances scientifiques implique une critique raisonnable et argumentée de toute théorie, ce qui est profondément incompatible avec le dogmatisme de la foi religieuse. Ensuite, s’il existe de nombreuses et très diverses méthodes scientifiques, toutes excluent le recours à des explications divines ou surnaturelles. En effet, les sciences de la nature postulent que tout ce qui existe peut-être expliqué par des causes ou des principes naturels. Elles postulent également que toute chose est composée de matière et que, fondamentalement, tout phénomène est le résultat d'interactions matérielles. Elles rejettent donc toute forme de représentation dualiste du monde ou de l’humain associant un esprit ou une âme à de la matière, un dualisme qui est indissociable de la pensée religieuse.

Enfin, les représentations scientifiques actuelles du monde réfutent les grands récits créationnistes religieux. La Terre n’est pas au centre d’un univers fini et rien n’indique que l’univers ou l’humain soient le résultat d’une création divine. Les affirmations de Copernic, Galilée et Darwin, pour ne citer que les plus célèbres, ont fréquemment été interprétées comme de dangereuses remises en question de leur légitimité par les autorités religieuses et comme des insultes par les croyants. Du 17ème au 21ème siècles, elles ont entrainé de nombreux procès et litiges entre scientifiques et religieux.

La sécularisation de la science est un acquis fragile

Les religieux sont très largement dominants dans le monde. En 2012, moins de 1 individu sur 8 dans le monde déclarait ne pas avoir de religion. Ce qui n’est pas sans conséquence pour la science. En moyenne, au niveau mondial, quand la science contredit les croyances religieuses, dans 55% des cas le croyant fait confiance à la religion. Mais dans de nombreuses régions, le pourcentage de croyants faisant confiance à la religion dépasse les 75% (Afrique, Asie du Sud). Il n’y a qu’en Europe que ce pourcentage tombe à 25% ou moins.

Sans surprise, le niveau d’acceptation de la sécularisation de la science par pays est très variable. S’il est élevé dans les pays européens comme la France et la Belgique, il est bas en Amérique du Sud et très bas en Afrique et au Maghreb(2). Mais même dans les pays ayant profondément intégré la sécularisation comme la Belgique, il existe une très forte hétérogénéité au sein de la population. Parmi les élèves du secondaire en sciences fortes, seuls 13% des étudiants musulmans adhèrent à une conception sécularisée de la science, contre 29% pour les protestants, 74% pour les catholiques et 93% pour les athées (3).

L’absence de sécularisation de la science a des conséquences tangibles en matière d’enseignement. En Tunisie, lors de la réforme de l’enseignement de 2002, l’enseignement de la théorie de l’évolution a été réduit ou supprimé dans de nombreuses sections. Au Maroc, depuis 2007, la théorie de l’évolution est enseignée mais sans l’évolution humaine. En Turquie, suite à la réforme de l’enseignement de 2017, la théorie de l’évolution n’est plus enseignée dans les collèges et les lycées. On note également une augmentation dramatique de l’adhésion au créationnisme parmi les enseignants en Algérie, Maroc, Liban, Tunisie. L’adhésion des enseignants au créationnisme dans ces pays est en moyenne de 75-85% alors qu’elle est inférieure à 5% en France. Ce phénomène se généralise et n’est pas limité aux pays de religion musulmane. En Inde, depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi, on assiste à une montée du nationalisme et de l'intégrisme hindou. En 2023, l’Inde a pris la décision de supprimer l’enseignement de la théorie de l’évolution parce qu’elle n’est « pas pertinente ».

Au vu de ce qui précède, il semble évident que les universités européennes ont tout intérêt à défendre fermement leur indépendance vis-à-vis des religions. Il serait dangereux qu’elles banalisent, et encore moins qu’elles encouragent, l’organisation de manifestations religieuses collectives, sous quelque forme que ce soit, en leur sein.

(1) Ce texte ne reflète que l’opinion de son auteur et n’engage ni le FNR ni l’ULB.

(2) Survey of students finishing secondary school from 11 countries reveals influences on different secularized or non-secularized views of science. José-Luis Wolfs and Coralie Delhaye. 2018

(3) Les élèves de terminale ont-ils une conception sécularisée ou non-sécularisée de la science ? José-Luis Wolfs, ULB. https://www.youtube.com/watch?v=b-KwovNREQk

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