Le Mal, l’Ukraine et la Russie sous l’éclairage de Simon Leys
Cet écrivain et essayiste s’était passionné pour l’histoire des naufragés du Batavia, ce navire hollandais qui avait sombré en 1629. Sa leçon d’anatomie humaine résonne aujourd’hui avec un terrible écho. (1)
- Publié le 05-09-2023 à 09h55
- Mis à jour le 06-09-2023 à 09h43
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En septembre 2002, la Revue des Deux Mondes publie “Les naufragés du Batavia – Anatomie d’un massacre”, un inédit de Simon Leys (disponible dans la collection de poche Points). Le Batavia est un navire affrété par des marchands hollandais pour ramener les épices de Java. Lors de son premier voyage en 1629, ce “géant de son époque”, se fracasse sur les récifs à proximité des côtes australiennes. Extraits.
Un régime de terreur
“Les quelque trois cents rescapés du naufrage, réfugiés sur quatre îlots, tombèrent sous la coupe d’un des leurs, Jeronimus Cornelisz, un psychopathe qui les soumit à un régime de terreur ; ce personnage, secondé par quelques acolytes qu’il avait réussi à séduire et endoctriner, entreprit de massacrer les autres naufragés de façon progressive et méthodique, n’épargnant ni les femmes, ni les enfants. Trois mois plus tard, comme il avait déjà liquidé plus des deux tiers de ces malheureux, il fut interrompu dans sa bizarre boucherie par l’arrivée inopinée d’un navire envoyé de Java avec des secours. Le meneur et ses principaux complices furent exécutés sur place, après avoir été dûment interrogés, torturés et condamnés dans les formes et selon les procédures prescrites par la loi hollandaise […] Cornelisz fut condamné à la pendaison après avoir eu les deux mains tranchées […], aux atrocités criminelles succédèrent ainsi les atrocités légales […]”
Jeronimus Cornelisz
“Sans la présence d’un criminel supérieurement doué, il est évident que les aberrantes atrocités qui suivirent le naufrage du Batavia n’auraient jamais eu lieu […] Une société civilisée n’est pas nécessairement une société qui comporte une moindre proportion d’individus criminels et pervers (celle-ci est probablement à peu près constante dans tous les groupements humains) – simplement, elle leur donne moins l’occasion de manifester et d’assouvir leurs penchants. Sans Cornelisz, ses deux douzaines d’acolytes n’auraient probablement jamais découvert le vrai fond de leur propre nature. Il ne fait aucun doute que ce furent la personnalité et l’action de Cornelisz qui, seules, rendirent possibles l’établissement de ce bizarre royaume du crime, et son maintien pendant trois mois sur une population de quelque deux cent cinquante honnêtes gens […]”
Participation collective
“Cornelisz disposait d’un pouvoir de vie et de mort sur la population de tout l’archipel, à l’exception de l’île explorée par Wiebbe Hayes et une vingtaine d’hommes qui s’y établirent […] Cornelisz fit égorger l’excédent de ses sujets (les ressources étaient rares) ; d’abord les malades et les invalides […] puis d’autres victimes furent individuellement sélectionnées au jour le jour sous des prétextes divers, ou sans raison aucune – car c’est son arbitraire même qui constitue l’essence efficace et sans appel de toute Terreur (“Ici, il n’y a pas de pourquoi”, répondront au XXe siècle les bourreaux d’Auschwitz à l’interrogation des innocents qu’ils conduisaient à la mort). Seuls Cornelisz et les membres de son petit cercle décidaient qui vivrait et qui mourrait ; pour le reste, nul ne pouvait s’assurer d’une quelconque protection, il fallait produire à tout instant des gages d’une soumission abjecte – lesquels ne pouvaient d’ailleurs rien garantir pour le lendemain […] De cette façon, tout le monde finit par être impliqué dans ce massacre permanent. Finalement, qui était complice et qui, victime ? Le dessein de Cornelisz était d’effacer toute démarcation claire entre ces deux états, car c’était sur cette confusion même que s’asseyait son pouvoir […] Les serments d’allégeance que tous avaient prêtés (et durent renouveler à plusieurs reprises) consacraient déjà une sorte de participation collective au meurtre. Quant à ceux qui acceptaient de jouer une part active et personnelle dans les assassinats, la plupart tuaient simplement par peur d’être eux-mêmes tués ; mais quelques-uns y prirent finalement goût […]”
Autorité sur une base idéologique
“L’autorité de Cornelisz se fondait sur une base idéologique. Car, par ailleurs, il n’avait guère de prestance : il ne possédait aucune de ces façons hardies qui permettent aux aventuriers et aux conquérants d’en imposer naturellement à des hommes simples et brutaux ; tout au contraire, en plusieurs circonstances, il se montra étonnamment timoré […] Bien que directement responsable de plus de cent vingt meurtres implacables, cruels et monstrueusement gratuits, il n’essaya qu’une seule fois d’en perpétrer un lui-même – et d’ailleurs, il ne put en venir à bout […]”
Un intolérable défi pour son régime
“Cornelisz s’était bien vite rendu compte que la seule existence de Hayes et de ses partisans constituait un intolérable défi pour son régime. Il lui aurait donc fallu anéantir cette menace […] Nous ne savons rien de Hayes, sinon qu’il était un simple soldat […] Nous ne le connaissons qu’à travers ses actions : celles-ci attestent la fermeté de son caractère ainsi que ses compétences militaires ; il avait une autorité naturelle, du jugement et du courage. S’agit-il vraiment là d’une exceptionnelle combinaison de qualités ? Oui, si l’on considère que, sur les quelque trois cents naufragés du Batavia, il ne se rencontra qu’un seul Hayes. Mais il lui suffit de manifester son existence pour devenir aussitôt un point de ralliement : un nombre croissant de volontaires vinrent le rejoindre ; la détermination, la discipline et l’ingéniosité de cette troupe opposèrent bientôt un obstacle insurmontable aux ambitions de Cornelisz, et précipitèrent finalement sa chute […] Les hommes de Hayes bénéficiaient d’un avantage moral, cette détermination désespérée qui s’empare parfois d’honnêtes gens quand un agresseur injuste les accule à se battre pour défendre leur vie.”
Aujourd’hui
La réflexion de Simon Leys est intemporelle. Et instructive aujourd’hui sur le mal, l’Ukraine et la Russie. Simon Leys (Uccle 1935 – Sydney 2014) fut l’un des premiers intellectuels à dénoncer la révolution culturelle chinoise et la maolâtrie en Occident en publiant notamment sa trilogie Les habits neufs du président Mao, Ombres chinoises et Images brisées.
(1) Recherche, sélection et montage ont été réalisés par Vincent Mahy.