Être ou ne pas être marxiste
Voici 50 ans, le 11 septembre 1973 au Chili, le président Salvador Allende est renversé par un coup d’État militaire. Il n’avait jamais fait allégeance à Moscou. Comme Engels et Marx qui, s’ils avaient connu Staline au pouvoir, se seraient élevés contre lui.
- Publié le 06-09-2023 à 09h59
- Mis à jour le 06-09-2023 à 10h00
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Une carte blanche de Jean-Pol Baras, auteur, ancien délégué des gouvernements de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de Wallonie à Paris.
Comme chaque année, le 11 septembre évoquera, pour les gens de gauche, le terrible putsch qui entraîna la chute et la mort de Salvador Allende. La date aura un caractère symbolique particulier puisqu’elle marquera le cinquantenaire de l’événement.
La gauche n’a pas son pareil pour commémorer ses héros. Mais l’Histoire a ses droits. Il est toujours très instructif, avec le recul, de se pencher sur les mois qui précèdent la naissance d’un drame (la guerre de’14 en offre un expressif exemple).
Allende ne voulait se référer qu’à la loi
Il ne faut donc pas croire – et laisser croire – que le coup d’État survint tout à trac. Depuis deux mois et demi où il avait constaté qu’une partie imposante de l’armée ne le suivait plus, Allende savait qu’il serait menacé d’un renversement du pouvoir. Simplement, il ne s’attendait pas à ce que ce fût si brutal, si violent.
Bien sûr, son gouvernement connaissait de grosses difficultés, complications économiques provoquées par la grève des camionneurs incitée par les États-Unis. Le Chili est un pays filiforme. Bloquer le transport de marchandises dans l’axe Nord-Sud était une manière simple et efficace de porter atteinte à l’économie. Henry Kissinger, qui dirigeait les Affaires étrangères américaines à l’époque, ne s’en est jamais caché.
Cela dit, il importe de préciser aussi que l’extrême gauche (le MIR), qui avait soutenu son Union populaire, lui menait la vie compliquée, plaidant pour des actions plus dures. Durant les prochaines commémorations, il ne faudra pas l’exonérer.
À la mi-août’73, les attentats s’additionnèrent par dizaines ; le pays était quasi en état de guerre civile.
Allende ne voulait se référer qu’à la loi. En s’adressant à son peuple pour fustiger “l’insolence fasciste” qui soutient les camionneurs et en dénonçant les groupes qui les activent, il déclarait : “Nous les écraserons de tout le poids de la loi”. Jamais il n’a souhaité s’emparer d’autres armes que “celles fournies par les institutions”, ce qui avait le don d’irriter la gauche révolutionnaire qui le prenait pour un faible.
”Libérer le Chili du marxisme”
Libérer le Chili du marxisme. Tel était le projet de la droite, soutenue du bout des lèvres par la démocratie chrétienne. Comprenons : éviter que l’Amérique du Sud ne tombe dans le giron du Bloc de l’Est, dominé par l’Union soviétique. Là-bas, la pensée marxiste avait servi de base à celle de Lénine. L’idée de Marx (”L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes”) avait été remplacée par celle d’un parti de professionnels organisés. On connaît la suite tragique emportée dans les désastres de l’Histoire.
Contrairement à des affidés de tous les continents (dont le Parti communiste français, l’un des plus zélés…) Salvador Allende ne faisait pas allégeance à Moscou. C’était – répétons-le – un réformiste, un humaniste, qui œuvrait à l’instauration d’une justice sociale basée sur l’égalité.
Le marxisme donc. Un jour viendra où la pensée de Karl Marx, bâtie sur l’observation des sociétés de son temps, pourra être abordée voire discutée sans arrière-pensée.
Échanges étonnants entre Engels et Marx
Le hasard voulut qu’en France, pendant les jours du putsch chilien, les Éditions sociales publièrent les trois premiers forts volumes et de nombreux inédits de la correspondance entre Friedrich Engels et Karl Marx. On y découvrit des paroles étonnantes.
D’abord on se rappela – ce que l’on avait tendance à oublier – que Karl Marx n’avait jamais connu le marxisme. Sa famille vécut dans la misère. Il mourut le 14 mars 1883 avant qu’un État ne soit gouverné par un pouvoir qui se réclamait de ses travaux.
À lire leurs échanges, on peut même considérer qu’Engels et lui auraient été choqués de voir leur grande figure arborée dans les défilés de la Place Rouge ou de la Place Tien An Men. Marx considérait que ceux qui prônaient la révolution sur la base de ses écrits avaient peut-être bon cœur, mais il jugeait qu’ils avaient sûrement la tête bien mal faite (”Nous disons aux ouvriers : pratiquez l’éducation, pour vous transformer vous-mêmes et pour vous rendre aptes au pouvoir politique”) Il ne pensait pas du tout être dépositaire d’une vérité révélée.
Engels lui confie : “Comment des gens comme nous, qui fuient comme la peste les positions officielles, peuvent-ils avoir leur place dans un “parti” ?
Plus loin, de Marx à Engels : “Il s’agit de savoir si la liberté de la presse est le privilège de quelques individus ou le privilège de l’esprit humain”.
Il redoutait l’avènement de “la propriété privée de la bureaucratie parce que l’intérêt général devient la propriété privée des membres du gouvernement.”
Marx n’était pas marxiste
Tous les observateurs et critiques chargés de commenter ces lettres en arrivaient toujours à écrire que si Engels et Marx avaient connu Staline au pouvoir, ils se seraient immédiatement élevés contre lui.
Car s’il n’avait pas prédit les déviances, au moins les avait-il, à l’avance, contredites et critiquées.
C’est pourquoi il répétait souvent à son gendre, l’essayiste, journaliste, économiste Paul Lafargue : “Ce qu’il y a de certain, c’est que moi, je ne suis pas marxiste.”