Non, une école n’est pas égale à une autre école

Quelles qu’aient été ses formules successives, le décret inscription pose la question de la liberté et de la responsabilité des parents de choisir une école pour leur enfant. Il s’agit en effet là d’un droit tout aussi élémentaire que fondamental. Aucun algorithme ne remplacera jamais la compréhension émotionnelle et fine des parents.

BRUSSELS, BELGIUM - AUGUST 28 : Back to primary and nursery school (2023-2024) with a new school calendar and the start of the new school year on Monday 28 August for the first time on August 28, 2023 in Brussels, Belgium, 28/08/2023 ( Photo by Didier Lebrun / Photonews
©DLE

Une carte blanche de Anne François, psycho-pédagogue et ex psychologue au sein d'un PMS.

La rentrée de cette année impose une nouvelle version du décret inscription. Sera-t-elle la dernière ? Permettra-t-elle enfin à tous les enfants et à leur famille de vivre une rentrée sereine ? Rien n’est moins sûr.

Un air de mon enfance tourne dans ma tête : “Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué… ” (1).

L’histoire des décrets successifs, c’est une histoire d’ajustements venus émailler une quête d’objectifs immuables : égalité d’accès à l’école, accroissement de la mixité sociale, amélioration des performances scolaires, réduction des inégalités de résultats entre enfants et entre écoles, diminution du décrochage scolaire, transparence de la procédure…

Bref retour en arrière sur la genèse de ce décret : c’est en février 2007, au terme de la plus longue nuit de débats qu’ait connue le parlement de la Communauté française (2), qu’est votée la première version du décret inscription. Ce texte âprement négocié fixe la date d’ouverture des inscriptions en première secondaire, en instituant la loi du “premier arrivé, premier inscrit”. Nommé “décret files” ou “décret Arena” (3), le texte a vécu l’espace d’une mémorable année. Qui pourra oublier ces tentes dressées devant certaines écoles, sous lesquelles des parents n’ont eu d’autre choix que de passer deux ou trois nuits pour que leur enfant se trouve en ordre utile ? Très médiatisé, l’événement a été qualifié de scandaleux, d’indécent, d’inadéquat et d’antisocial.

Exit donc Marie Arena, Christian Dupont (4) prend la tête de la Communauté française chargé de “mettre en œuvre un mécanisme d’inscription alternatif aux files d’attente” (5). Nommé “décret mixité”, le nouveau texte se base sur le principe du tirage au sort. Immédiatement surnommé “décret Lotto”, il provoque un chaos indescriptible : des milliers d’enfants ne sont inscrits nulle part et la mobilisation parentale est sans précédent. Le ministre reconnaît l’échec de sa mission, tout en refusant de modifier la procédure. Il démissionne peu après. L’urgence est alors de “dégonfler la bulle des inscriptions” créée par cette seconde version du décret, en repérant et en annulant les inscriptions multiples (6).

Après les élections de juin 2009, la ministre de l’Enseignement obligatoire Marie-Dominique Simonet dit repartir d’une page blanche, ce qui ne fut pas le cas. Le décret dit “Google Maps” voit le jour. Les inscriptions sont centralisées et ensuite un algorithme complexe et subjectif hiérarchise des priorités par catégories d’enfants pouvant obtenir directement l’inscription dans l’école de leur choix. Les enfants non prioritaires sont ensuite départagés sur base de critères, également déterminés par le législateur et tout aussi subjectifs, qui sélectionnent les enfants autorisés à obtenir une inscription dans une école “overbookée”. Concrètement, les parents remplissent un formulaire unique d’inscription extrêmement complexe. Les files physiques du décret Arena deviennent des files virtuelles. Soulignons que le législateur avantage les familles séparées, en leur permettant de choisir l’adresse du domicile la plus pratique pour elles.

Le choix de l’algorithme sélectionnant les enfants a fait l’objet de très nombreuses modifications techniques depuis 2010. Pour la rentrée 2023, l’algorithme subira un changement majeur : le poids du critère “distance entre l’école primaire du réseau et le domicile des parents” diminue sensiblement, au profit de celui de la distance entre l’école secondaire du réseau et le domicile des parents (l’avantage octroyé aux familles séparées restant d’application).

Il est important de noter les changements qui se sont succédé depuis le vote par une majorité PS-CDH, des deux premiers décrets. Le décret “Google Maps” fut initié par une coalition PS-Ecolo-CDH. Des modifications ont été apportées ensuite par le duo initial PS-CDH, tandis que le changement le plus récent était adopté sous l’actuelle législature PS-MR-Ecolo. Le moins que l’on puisse dire est que les modifications furent nombreuses et fréquentes.

Je continue pourtant à chantonner “Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué… ”.

Examinons une autre face de la réalité du décret inscription : ses nombreuses constantes, dont certaines, prévisibles, avaient été épinglées avant même le vote du texte initial.

Première constante : l’échec de la concrétisation des objectifs. On n’a noté ni augmentation significative du taux de mixité sociale au sein des écoles, ni amélioration des performances scolaires, ni diminution du taux de décrochage scolaire, ni réduction des inégalités entre enfants et entre écoles. La transparence du processus côté écoles s’est certes améliorée, mais l’algorithme utilisé rend son mode de calcul complètement opaque.

D’autres effets récurrents ont été mis en évidence, et n’épargneront pas la rentrée 2023 : je pense en particulier au manque de places dans certains établissements bruxellois, tout particulièrement au nord de la capitale. Le Brabant wallon reste lui aussi très touché. Dans les autres provinces, les effets délétères se font de plus en plus sentir. Les écoles créées ces quinze dernières années ne suffisent pas à combler le déficit de places briguées par les parents pour leur qualité.

Une autre constante est la proportion nettement plus importante d’écoles surbookées dans les réseaux libres confessionnels ou dans le libre non confessionnel que dans l’enseignement officiel. En est une également, le nombre bien trop élevé d’enfants “sans école”, dont certains conservent de surcroît ce statut au-delà de la date de la rentrée. Le chiffre extrême des 800 enfants non inscrits à la rentrée de 2009 (la “génération Lotto”) n’est heureusement plus atteint, mais le cadre décrétal “Google maps” ne freine pas pour autant la croissance des chiffes pour l’ensemble de la Communauté française. On recensait en mars 2023 1.821 enfants sans école, soit 3,63 % de la demande en Communauté française. En Région bruxelloise, ils étaient 1.204, soit 9,73 % des élèves. En avril 2021, 1.851 enfants étaient en liste d’attente uniquement, ce qui représentait 3,84 % de la cohorte totale ; en Région de Bruxelles-Capitale, leur proportion était de 9,73 %, ce qui signifie que 1.024 familles n’avaient toujours pas trouvé d’école répondant à leurs besoins. À la même époque en 2016, “seuls” 1.264 enfants de la Communauté étaient concernés par le problème (2,68 %, contre 11,95 % à Bruxelles, ou encore 1.420 enfants).

Une autre de ces constantes, inhérente à la méthodologie actuelle qui consiste à centraliser les inscriptions et à classer ensuite celles accordées dans les écoles surbookées sur la base de priorités et de critères choisis par le législateur, a trois conséquences : une compétition entre les familles, des files virtuelles qui isolent les familles “sans école” et l’impossibilité d’organiser la solidarité entre les familles.

Un problème récurrent moins connu mériterait une analyse : c’est celui du drame de familles bruxelloises qui, faute de pouvoir scolariser l’aîné dans un établissement de leur choix, déménagent. Contraintes de changer de lieu de vie, elles s’installent le plus souvent en Brabant wallon ou en Hainaut, à proximité de l’école à laquelle elles ont accordé leur confiance.

La responsabilité des parents

Ces constantes résultent des principes qui sous-tendent les décrets successifs. Ceux-ci reposent sur les hypothèses fallacieuses selon lesquelles “une école égale une école” et “un enfant égale un enfant”. Le législateur en a conclu que n’importe quelle école conviendrait à n’importe quel enfant. Il s’est autorisé à priver dans une très large mesure les parents de la responsabilité de choisir l’école secondaire adaptée à leur enfant. Il a déterminé des critères censés réguler les inscriptions, selon une “logique” qui laisse chaque année des milliers de parents désemparés, incapables d’expliquer à leur enfant que l’injustice ressentie es un décret fruit d’un choix politique. Ces mesures déstabilisent énormément de familles, sans apporter de réelles solutions…

Quelles qu’aient été ses formules successives, le décret inscription pose la question de la liberté et de la responsabilité des parents de choisir une école pour leur enfant. Il s’agit en effet là d’un droit tout aussi élémentaire que fondamental, que soutient le fait indéniable que les personnes qui connaissent le mieux l’enfant, ses besoins, le cadre dans lequel il pourra progresser et s’épanouir, sont ses parents. Aucun algorithme ne remplacera jamais la compréhension émotionnelle et fine des parents.

Non, une école n’est pas égale à une école : il s’agit pour les parents de trouver une atmosphère, un esprit, une école grande ou petite, un projet pédagogique, des options pour les années suivantes, des facilités de transport (notion souvent fort différente de celle de la proximité géographique), une proximité des grands-parents ou autres – bref, quantité de critères, différents selon les familles, critères que le législateur gomme sans obtenir les objectifs promis.

Que conclure de ces changements, aussi nombreux que vains ? Le temps de concevoir un tout autre système d’inscription, aussi dépourvu que possible d’effets délétères, n’est-il pas venu ? Je voudrais, moi, pouvoir enfin arrêter de chanter avec les Poppys “Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué… ”.

1. Les Poppys, 1971.

2. Il est alors 7 h 35 du matin.

3. Marie Arena, ministre-présidente de la CFWB de juin 2004 à mars 2008.

4. Christian Dupont est nommé ministre-président en mars 2008.

5. Publication du Conseil de l’Enseignement des Communes et des Provinces 2014 : “Les décrets inscriptions, une question d’équité ou de performances”, page 21.

6. Idem, page 30.

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