Pourquoi ne faire, de la Justice, qu’une variable d’ajustement du budget de l’État ?
Il n’est pas correct d’assimiler la Justice à une institution publique parmi d’autres, comme un hôpital, un établissement d’enseignement, un théâtre ou une quelconque autre entreprise publique autonome.
- Publié le 08-09-2023 à 09h43
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Une opinion de Jean de Codt, magistrat
En cette période d’austérité budgétaire et de crise des finances publiques, la question suivante revient continuellement : pourquoi la Justice serait-elle la seule institution publique qui aurait le droit de réclamer davantage de moyens sans devoir en justifier l’emploi ? Quoique posée dans des termes biaisés, cette interrogation lancinante, reprise par La Libre Belgique dans une interview publiée récemment, mérite une sérieuse mise au point.
Il serait inexact de penser que la Justice n’a pas de compte à rendre par rapport à des moyens qu’elle recevrait. Sur le plan collectif, les cours et tribunaux sont astreints, par la loi, à communiquer au parlement, chaque année, un rapport de fonctionnement décrivant par le menu, chiffres à l’appui, l’activité de la juridiction pour l’exercice écoulé. Sur le plan individuel, chaque juge et chaque procureur est assujetti à une évaluation périodique ayant pour objectif d’apprécier dans quelle mesure il répond aux attentes placées en lui lorsque les fonctions qu’il occupe lui ont été confiée ; cette évaluation vise à permettre à chaque magistrat d’exercer ses fonctions avec efficacité en l’aidant à discerner ses forces et ses faiblesses et, le cas échéant, à remédier aux difficultés qui seraient constatées.
Il n’est pas non plus correct d’assimiler la Justice à une institution publique parmi d’autres, comme un hôpital, un établissement d’enseignement, un théâtre ou une quelconque autre entreprise publique autonome. La Justice est un des trois pouvoirs constitués et elle n’est ni subordonnée aux deux autres ni reléguée à un rang qui leur serait inférieur. C’est grâce à cette structuration trinitaire de notre organisation politique que la Belgique peut prétendre constituer, sans toujours y parvenir, ce qu’on appelle un “État de droit”, c’est-à-dire un État qui obéit au droit que ses organes produisent. Notre pays comprend une fonction législative éclatée en neuf assemblées parlementaires. Aucune de celles-ci n’est spécialement appelée à rendre compte de l’emploi des dotations qui leur permettent de fonctionner. Il ferait beau voir qu’on restreignît la dotation du Sénat ou de la Chambre au motif que leur production législative serait insuffisante. Si on le comprend pour des parlementaires, pourquoi fait-on mine de ne pas le comprendre pour les juges ?
Mettons un terme à l’inflation législative
Voici un autre biais dont il faut prendre conscience : le discours de la Justice sur les moyens qui lui sont alloués ne se réduit pas à une jérémiade dénonçant leur insuffisance. Ce qui est postulé, ce n’est pas une augmentation pure et simple de ces moyens mais une meilleure adéquation entre ceux-ci et la mission qu’ils doivent permettre d’accomplir. Il est parfaitement compréhensible que le pays ne veuille plus ou ne puisse plus financer son appareil judiciaire à la hauteur de ce qu’on attend de lui. Mais dans ce cas, il faut réduire cette attente : arrêtons de créer de nouveaux droits, de nouvelles infractions, de nouvelles controverses, de nouvelles règles, de nouveau nids à procès ; mettons un terme à cette inflation législative qui conduit toujours plus de justiciables devant les cours et tribunaux. Il y a quelque chose de schizophrénique dans cette construction d’un arsenal juridique à la fois hypertrophié et inappliqué.
Le juge n’a pas le choix
Pourquoi le juge se trouve-t-il dans une position particulière par rapport à une obligation qu’il aurait de rendre compte des moyens qui lui sont (ou ne lui sont pas) alloués ?
La réponse est simple : le juge n’a pas le choix. Il doit juger. Il doit se prononcer sur toutes les affaires qui lui sont soumises. Il n’a aucune prise sur leur flux. Il ne lui est pas possible de mettre les droits de l’homme sur pause. Il ne peut pas dire : Messieurs les assassins, veuillez, cette année, assassiner un peu moins. Si la loi dit que tout demandeur d’asile a droit à un logement et que l’État ne remplit pas cette obligation, le juge doit se prononcer sur la réclamation que le réfugié portera devant lui. Et s’il y a cent mille réfugiés qui se trouvent dans cette situation, il y aura cent mille procès. Il n’appartient pas au juge de décider qu’il s’abstiendra de les traiter, sous prétexte que d’autres contentieux exigeraient la priorité. Il n’y a pas de priorité. Ou, plus exactement, tout est prioritaire. Il n’y a donc pas de sens à dire que le juge doit rendre compte de l’emploi qu’il fait de ses moyens, car l’allocation de ceux-ci n’a aucune incidence sur l’office du juge : le déni de justice est puni. La justice doit être rendue même si les ressources nécessaires à cette fin venaient à manquer. Pour dire les choses encore autrement, ce ne sont pas les moyens qui doivent définir la mission, c’est au contraire celle-ci qui doit déterminer les moyens.
Longtemps nous avons cru que les cours et tribunaux n’avaient d’autre vocation que celle de rendre la Justice. Que chacun s’occupe de ses affaires et les vaches seront bien gardées. L’intendance et l’infrastructure étaient prises en charge par le ministère de la Justice. Libérés de ces tâches ancillaires, les magistrats pouvaient se consacrer entièrement à leur core business : l’écoute du justiciable et l’allocation de ses droits. Cette idée si simple a du plomb dans l’aile : on pense aujourd’hui que les institutions judiciaires devraient non seulement rendre la justice mais assurer elles-mêmes toutes les tâches administratives, financières, matérielles, immobilières, requises à cet effet. Le moins qu’on puisse dire est que ce projet, qui n’en finit plus de ne pas aboutir, ne fait pas l’unanimité.
Que veut-elle, la Justice, finalement ? C’est très simple. Puisque la fonction juridictionnelle est une fonction de création du droit, voulue par le Constituant et impliquant la représentativité de ses organes, la Justice n’est pas, ne peut pas être et ne sera jamais une administration gouvernementale. Elle ne saurait être réduite à une variable d’ajustement du budget de l’État.