"Hommage à mon professeur, qui me défendit face à un échevin raciste"
À l’époque, un bourgmestre s’était promené à Schaerbeek sur le dos d’un chameau pour montrer ce que deviendrait Bruxelles si on donnait le droit de vote aux étrangers.
- Publié le 12-09-2023 à 12h06
- Mis à jour le 12-09-2023 à 14h48
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Une chronique J’assume d’Ismaël Saidi, auteur et comédien (1)
Vous ai-je déjà dit que le mois de septembre était mon mois préféré ? Non ? Eh bien, c’est le mois que je préfère et ce n’est pas seulement dû au fait que je sois né un 20 septembre – oui, je sais, j’ai placé la date, comme ça, en faisant mine de ne pas y toucher, au cas où l’un(e) d’entre vous se souviendrait que je rêve depuis quarante ans de recevoir un exemplaire du docteur Maboul. Non, c’est aussi parce que j’ai toujours aimé la rentrée des classes. Ce moment où la vie reprenait après les vacances, où on retrouvait nos copains, nos copines et où mes parents pestaient des heures contre le/la professeur(e) et sa liste de fournitures, tout en cherchant un cahier “Atoma” quadrillé, avec des carrés de 1 cm.
En ce début septembre, je suis de passage à Bruxelles et, en guise de chemin de Compostelle personnel, je marche le long de la Grande rue au bois à Schaerbeek, et passe devant l’École 10, mon école primaire. Je m’arrête quelques instants devant la grande porte en bois vert et mes souvenirs me convoient dans cette classe du premier étage où je suis assis au premier banc, dans la rangée du milieu, à côté de Dédé, devant notre instituteur : Monsieur Michiels.
“Hey, Saidi, viens, je dois te parler”
J’ai revu Monsieur Michiels, en 2010, grâce à la magie des réseaux sociaux. Il nous avait retrouvés, plusieurs camarades de classe et moi, et il nous avait proposé de dîner ensemble à Schaerbeek.
Je me souviens de cette soirée-là, du haut de mes 34 ans, en train de choisir la bonne tenue pour faire effet à cet instituteur, aux camarades de classe, mais surtout à cette fille dont j’étais amoureux à l’époque et qui avait confirmé sa présence.
Le repas fut le moment d’intenses retrouvailles, de voyages dans les vies des autres, de découvertes des chemins de traverse empruntés, des blessures soignées, et nous nous sommes dit au revoir en nous promettant de réitérer rapidement l’expérience.
Des rencontres que vous avez dû connaître aussi.
En quittant le restaurant, Monsieur Michiels m’a fait signe : “Hey, Saidi, viens, je dois te parler”. Ne me demandez pas pourquoi il m’appelait par mon nom de famille, je ne le sais pas. Il l’a toujours fait alors que mon grand frère était dans la même école que moi, et que seul mon prénom aurait pu faire la différence. Mais Monsieur Michiels avait ses raisons que la raison ignore : j’étais et je resterai “Saidi” à ses yeux.
“Saidi, je voulais te dire un truc qui s’est passé quand tu étais dans ma classe. Tu te souviens que tu étais premier de classe pendant toutes tes primaires et pendant les deux années que nous avons passé ensemble ? ”
Bien sûr que je m’en souvenais, mon père m’avait promis de m’emmener à Disneyworld si j’étais premier de classe pendant toutes mes primaires – et il a tenu promesse, mais ça, c’est une autre histoire.
“Eh bien, l’échevin de l’instruction publique de Schaerbeek, à l’époque, Monsieur B. (décédé depuis), m’avait convoqué dans son bureau, juste avant la remise des prix, et m’avait dit qu’il en avait marre de remettre tous les ans des prix aux premiers de la classe à un “bougnoul” ; qu’on était en Belgique et qu’il était normal de remettre des prix à un “bon belge”. Car l’image qu’on donne alors à la population, c’est que les “bougnouls” valent mieux que nous. ”
Le regard de Monsieur Michiels
Je regardai Monsieur Michiels, effaré. J’étais envahi par un sentiment de colère, de honte et de rage pendant qu’il me racontait cette histoire. Comment un échevin pouvait-il réagir comme ça, face à un enfant ? C’est tout ce que j’étais, à l’époque, un enfant, qui ne demandait rien, qui ne faisait de mal à personne…
Peut-être que je ne devrais pas m’étonner, cher lecteur, chère lectrice, car cela s’est produit à l’époque où un bourgmestre s’était promené à Schaerbeek sur le dos d’un chameau pour montrer ce que deviendrait Bruxelles si on donnait le droit de vote aux étrangers.
Donc, finalement, la réaction de cet échevin était “dans l’air du temps”.
“Tu sais ce que je lui ai répondu à cet imbécile, Saidi ? ”. La voix grave de Monsieur Michiels me ramenait au présent.
“Qu’il pouvait aller se faire voir avec son idéologie nazie, ce pauvre type ! ”.
Et effectivement, en cette dernière année de primaire, l’échevin m’avait remis le prix du premier de la classe sous le regard de Monsieur Michiels que je n’avais pas décrypté à l’époque, mais qui devait être un mélange de fierté et de justice.
En partant du restaurant, Jacques Michiels m’a fait signe avant de monter dans sa voiture, en souriant…
C’est à son sourire que je pense, assis dans le crématorium, en ce froid jour d’automne. Monsieur Michiels est mort quelques semaines après cette dernière rencontre. Je ne sais pas à quoi pensent mes ami(e)s autour de moi, mais moi je pense à ce qu’il m’a dit, à ce qu’il a fait, à ce qu’il était.
Face au rejet, au racisme, à la discrimination, un homme a refusé de plier pour permettre à un enfant de rêver.
J’ai fait une promesse à monsieur Michiels en quittant la salle où il ne restait plus que ses cendres : j’effacerai de ma mémoire celles et ceux qui m’ont fait tomber et je ne garderai inscrits dans mon cœur que celles et ceux qui m’ont tendu la main, qui m’ont aidé à me relever.
Monsieur Michiels était le premier, et sachez que depuis, ils sont devenus légions…
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Mardi 19 septembre, retrouvez Adelaïde Charlier, étudiante en sciences politiques et sociales UGent&Vub, connue comme activiste climat et droits humains.