"J'ai soumis mes examens de philo à ChatGPT. Ses réponses étaient bluffantes. Jamais je n'avais ressenti un tel choc. Jusqu'au moment où..."

Nous professeurs sommes plus que jamais nécessaires, mais nous le sommes autrement. Depuis cette année notre statut a complètement changé.

"J'ai soumis mes examens de philo à ChatGPT. Ses réponses étaient bluffantes. Jamais je n'avais ressenti un tel choc. Jusqu'au moment où..."

Par Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise, conférencier et auteur de “Petite philosophie des algorithmes sournois” (Éditions Eyrolles)

J’interroge mes étudiants en philosophie depuis longtemps. L’examen est écrit et, comme il s’agit d’une introduction, il a pour objet de tester des connaissances de base. En juin 2022 j’avais par exemple demandé de décrire trois différences importantes entre les idées de Platon et celles d’Aristote.

Six mois plus tard, lorsque ChatGPT est devenu accessible au public, j’ai voulu très vite le tester en lui posant la même question et, je dois le reconnaître, la machine répond correctement… en 4 secondes ! Rien de très original certes, pas de point de vue personnel, pas de lien avec l’actualité, pas d’analogie inédite ou autre figure de style inattendue. Mais un texte bien structuré qui répond à la question posée. Bref, 14/20.

J’ai compris à cet instant à quel point les professeurs allaient devoir réinventer leur métier. Le problème n’est pas ChatGPT, non, c’était la question que j’avais posée qui était nulle, tout simplement. Et je me suis mis à réfléchir au prochain examen, à imaginer des questions qui mettraient ChatGPT en échec.

Grande distinction

Premières tentatives. Et si Aristote n’avait laissé aucun texte, comment la philosophie aurait-elle évolué ? Cela aurait pu être le cas s’il n’avait pas eu des étudiants appliqués et motivés pour prendre des notes. Et si Platon et Aristote ne s’étaient jamais rencontrés ? Et si la chronologie avait été inversée, si Aristote avait été le professeur de Platon ? À ma grande surprise, ChatGPT à nouveau “fait le job” et me fait même réfléchir ! 15/20.

Continuons. Platon et Aristote ont proposé des théories quasi incompatibles (1). Mais imaginons qu’ils aient décidé de trouver ensemble un compromis, un accord historique, une théorie commune. À quoi pourrait-elle ressembler ? Et si Platon et Aristote vivaient aujourd’hui, quel genre de métier exerceraient-ils ? ChatGPT tient toujours la route, et je monte encore d’un (é) cran. Si Aristote avait été une femme, comment serait le monde d’aujourd’hui ?

Les réponses de la machine sont bluffantes. Je suis les développements de l’informatique depuis 50 ans, jamais je n’ai ressenti un tel choc. Plus je crois avoir trouvé le moyen de déstabiliser ChatGPT, plus la réaction m’impressionne par son originalité, sa structure et sa pertinence. 16/20, même pour l’hypothèse d’un Aristote féminin. Encore un dernier essai. Et si Platon avait eu accès à ChatGPT, penserions-nous différemment aujourd’hui ? Là, je constate – enfin – une petite faiblesse de la machine. Mais quand même !

La créativité et la responsabilité

Je dois me faire à l’évidence, ma manière de faire n’est pas la bonne. Je perds mon temps, on n’arrête pas un bulldozer avec ses mains. D’autant plus que l’engin par son principe même d’apprentissage est chaque mois un peu plus puissant ! Mes collègues d’autres disciplines (médecine, droit) me confirment que, pour eux aussi, ChatGPT est depuis qu’il est sorti passé d’“élève moyen” à “bon élève”.

Pour les professeurs la situation est totalement inédite car, avec ces intelligences artificielles, c’est eux qui risquent aujourd’hui de rater leur examen !

Que faire alors ? Comment interroger désormais ? Comment évaluer les compétences acquises par les étudiants ? Posons la question à ChatGPT, pardi !

Je demande donc de me donner des questions créatives pour tester la connaissance de mes étudiants à propos de Platon et Aristote. Et là, c’est la grosse défaillance. Je reçois dix propositions de questions banales et déjà vues… du genre de celle que j’avais posées en juin 2022 et que j’évoque en début d’article.

Le message est clair. Il ne faut plus que les étudiants nous regardent comme une alternative aux écrans, c’est à nous de regarder les écrans avec les étudiants. Demandons-leur d’inventer leur propre question d’examen et de la poser à ChatGPT. Demandons leur ensuite de critiquer les réponses obtenues, de les améliorer, voire de les réécrire.

SocratGPT

Avec les outils d’intelligence dite “générative” un nouveau mot est apparu dans le vocabulaire des utilisateurs : le “prompt”. C’est ainsi qu’on appelle une question posée à un ordinateur. Formuler un bon prompt est tout un art et un nouveau métier apparaît même, celui de “prompt engineer”, l’expert de la question bien formulée. Le spécialiste de la requête bien faite prend ainsi lentement sa place à côté du “data scientist”, l’expert de la machine bien pleine.

Comme le fait judicieusement remarquer Paul Vacca le premier à avoir exercé le métier de “prompt engineer” est Socrate. Il avait fait questionnement un art. Sa maïeutique était une méthode pour faire “accoucher” les idées par le dialogue. Aujourd’hui on dirait une heuristique ou un algorithme !

Pendant le confinement, l’épisode forcé et douloureux de l’enseignement à distance a bien montré que la transmission des connaissances ne peut se faire uniquement de manière digitalisée, c’est-à-dire désincarnée. Un processus d’apprentissage réussi implique nécessairement émotions et sensibilité, socialisation et personnalisation. Car nous professeurs communiquons un savoir accompagné de valeurs, de remise en perspective et d’invitation à l’esprit critique. Notre métier est tous les jours un peu moins de transmettre des connaissances, il nous faut surtout donner aux étudiants de l’espoir, de l’énergie, de la méthode, des conseils, de l’appétit, de l’envie et du plaisir, cette libido sciendi chère à Saint Augustin. Autant de choses qu’aucune machine au monde ne peut susciter.

Nous professeurs sommes plus que jamais nécessaires, mais nous le sommes autrement. Depuis cette année notre statut a complètement changé. Que nous le voulions ou non, quel que soit notre domaine, nous sommes tous devenus des professeurs de ChatGPT.

(1) Voir Platon vs Aristote, une initiation joyeuse à la controverse philosophique, Éditions Sciences Humaines,

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