La parole s’est démocratisée et vulgarisée, pour le meilleur et pour le pire
L’autorité de l’État s’est étiolée face à celle de la “vox populi” dont les réseaux sociaux sont devenus une caisse de résonance assourdissante. Tocqueville avait déjà compris les dangers d’une démocratie gouvernée par une majorité de “followers”.
- Publié le 12-09-2023 à 17h26
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Une opinion de Mikael Petitjean, professeur des universités UCLouvain
Créées illégalement par le milieu associatif et des activistes libertaires, les “radios libres” ont commencé à proliférer sur les ondes dans les années 1970. C’est en 1981, juste après son élection, que François Mitterrand mettra fin au monopole de la radio et de la télédiffusion, dont la mise en place remontait à la Libération. Qui pouvait regretter la fin du monopole de la parole d’autorité ? A priori, personne. Encore aurait-il fallu en anticiper la déconstruction systémique.
Sans coup férir, la publicité va transformer la télévision. L’audimat va dicter sa loi et les émissions culturelles, animées par des Edmond Blattchen, Michel Cazenave, Dina Dreyfus, Bernard Pivot, ou Jean-Louis Servan-Schreiber, vont disparaître des programmes des grandes chaînes publiques et laisser la place à des émissions populaires, accessibles au plus grand nombre.
Ploutocratie populiste et médiocratie bienveillante
La parole s’est démocratisée et vulgarisée, pour le meilleur et pour le pire, aurait écrit Alexis de Tocqueville (1805-1859). Aristocrate, diplomate, politologue, historien, dont la famille paya un lourd tribut à la terreur révolutionnaire, sa vision de la démocratie en Amérique au XIXe siècle fut lumineuse. Elle laissait déjà entrevoir la ploutocratie populiste et la médiocratie bienveillante qui gangrènent aujourd’hui nos démocraties.
La parole d’autorité a été déconstruite car elle constituait un des fondements même de la pensée occidentale et de nos institutions. Ces fondements ont été remis en question par Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Pierre Bourdieu ou François Lyotard. Si “tout est socialement construit”, tout peut être déconstruit, voire détruit par les disciples radicalisés. Sont au cœur de cette déconstruction les idées même de l’homme et de la science héritées du siècle des Lumières, en particulier d’Emmanuel Kant.
”Religion woke”
Cette déconstruction a horizontalisé et communautarisé nos rapports sociaux. L’autorité de l’État et des religions transcendantes s’est étiolée face à celle de la “vox populi” dont les réseaux sociaux sont devenus une caisse de résonance assourdissante. Cette “vox populi” se fragmente en mondes de l’entre-soi. Contrairement à l’analyse de Daniel Cohen dans son livre Homo Numericus, nos rapports sociaux ne se laïcisent pas ; ils se restructurent autour du communautarisme et d’une nouvelle religion qui tente de parachever ce travail de déconstruction. Jean-François Braunstein parle de la “religion woke” dont le paradis est celui d’une société bienveillante et égalitaire, vivant sur une terre immaculée, et dont l’application concrète ressemble davantage à une inquisition qui cherche à purger notre passé historique et culturel de ses impuretés.
Dans ce monde de la déconstruction, les paroles s’affranchissent de toute forme d’autorité “archaïque”, à tout instant, n’importe où, n’importe quand, si bien que n’importe qui peut tirer le pire de lui-même en ostracisant, sur la toile et sous le couvert de l’anonymat, tous les mécréants qui ne font pas partie du leur monde de l’entre-soi, quitte à propager des idées fausses.
Monde de tweets et de post-vérités
”Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance qu’une idée vraie, mais complexe”, écrivait Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique (Chapitre 8). À l’heure de la communication instantanée, qui pourrait aujourd’hui le contredire ? Au XIXe siècle, il n’y avait “qu’un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée” (Chapitre 6). Au XXIe siècle, il suffit d’un “tweet”, envoyé par Donald Trump, Boris Johnson, Sandrine Rousseau ou Jean-Luc Mélenchon, pour mesurer l’ampleur du défi que nous devons relever si nous comptons protéger nos démocraties de ce tsunami de post-vérité qui risquent d’emporter toutes les institutions qui symbolisent la “superstructure”, telles que les partis politiques traditionnels, les grands journaux historiques, les banques centrales, les grandes entreprises, les riches, ou les institutions policières et juridiques.
Comme il le soulignait lui-même, Tocqueville était un “aristocrate de cœur mais démocrate de tête” ; il avait compris les dangers d’une démocratie gouvernée par une majorité de “followers” : “qu’est-ce qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ?” (Chapitre 7).
Il ne s’agit pas de reconstruire un monopole de la parole d’autorité mais de lui donner un nouvel écho. Il y a déjà plus de 15 ans, dans son livre Pourquoi Bourdieu, la sociologue Nathalie Heinich, une de ses anciennes disciplines, nous invitait à déconstruire la déconstruction. Nous en sommes restés aux vœux pieux.