Personne n'est responsable du bonheur de son conjoint
Qu'est-ce qui peut faire la force d'un couple ? Réflexions à partir de la dernière Palme d’or à Cannes.
- Publié le 14-09-2023 à 12h06
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Une chronique d’Armand Lequeux, professeur
Les études longitudinales qui suivent au long cours l’évolution des couples sont aussi rares que précieuses en renseignements. Qu’est-ce qui, à l’entame de ces enquêtes, permet de différencier les couples qui, dix à vingt ans plus tard, seront toujours ensemble de ceux qui seront désunis ? Quels éléments ont une valeur pronostique qui a posteriori se vérifiera ? Excellente question qui mérite des réponses nuancées dans un domaine où une pseudoscience psychologique voudrait nous faire croire que l’on peut rationnellement se marier au premier regard ! On peut cependant raisonnablement extraire quelques constantes de ces études au long cours et je vous propose d’en retenir trois qui sont remarquablement mises en évidence dans l’Anatomie d’une chute, Palme d’or à Cannes cette année.
La capacité de faire face ensemble aux coups durs qu’inévitablement la vie nous réserve est un premier élément de grande valeur pronostique. À chacun sa souffrance, à chacun sa façon de l’exprimer, à chacun sa résilience, mais dans l’ouverture et le dialogue, y compris dans le partage si délicat des rancœurs et des sentiments de culpabilité, mais il n’y a in fine ni victime ni coupable. Il y a deux rameurs qui peinent ensemble sur le même esquif en attendant qu’un doux zéphyr les ramène vers de paisibles rivages. D’accord, la métaphore est un peu bateau ! Revenons donc à cette Anatomie d’une chute. On y perçoit clairement à quel point l’accident du fils a pu mettre à mal la solidarité du couple, chacun s’accrochant individuellement à sa planche de salut : l’alcool, le travail, la musique ou la sexualité extraconjugale. Il s’agit dans ce film d’un coup dur particulièrement pénible à assumer, mais les études que nous évoquons dans cette chronique montrent toute l’importance de cette solidarité, y compris dans les petits aléas de la vie ordinaire. Bonjour, mon conjoint, comment vas-tu ? Comment vis-tu ce qui t’arrive, ce qui nous arrive ? Comment allons-nous ?
Je ne suis pas responsable de ton bonheur
Le deuxième élément important concerne la faculté de se réjouir du bonheur de l’autre. Quelle évidence, me direz-vous ! Comment ne serais-je pas heureux de participer à la joie de ma compagne, de mon compagnon ? Psychologiquement, moralement, socialement et pourquoi pas financièrement n’en serai-je pas indirectement bénéficiaire ? Quoi de plus facile que de m’en réjouir. Toutefois, si je suis lucide, ne dois-je pas reconnaître qu’une pointe d’amertume, que je n’oserais appeler jalousie, vient parfois me titiller la pointe du cœur ? Que ce soit un succès professionnel, l’admiration de notre réseau social et amical ou encore les préférences familiales si difficiles à reconnaître, tout ce qui arrive de bel et bon à mon conjoint ne me réjouit pas toujours spontanément. Il y va parfois (souvent ?) d’une nécessaire et volontaire conversion du regard et du cœur. Dans le film qui sert de prétexte à ces digressions apparaît rapidement l’incapacité de l’un à se réjouir du succès littéraire de l’autre avec les conséquences dramatiques qui en découlent.
Enfin le troisième élément interroge la notion de bonheur, le mien et le tien dont nous serions mutuellement responsables. On pouvait, il y a peu, entendre encore de telles déclarations lors des cérémonies de mariage : je promets de te rendre heureuse, de te rendre heureux. Non ! Je m’engage à partager ta vie pour le meilleur et pour le pire, à participer si tu me le permets à ton épanouissement et à m’en réjouir, mais je ne suis pas responsable de ton bonheur. Le serais-je que je me sentirais coupable de tout ce qui t’accable, depuis tes moindres accès de mauvaise humeur jusqu’aux inévitables aléas que la vie te réserve et dont je ne pourrai te protéger. J’en arriverais à t’accuser de saboter mes efforts destinés à te rendre heureux. De même, tu n’es pas responsable de mon bonheur. Je te veux libre et je ne t’enfermerai pas dans une culpabilité toxique qui faute d’avoir été prise en compte par les protagonistes de ce film a fini par entraîner cette funeste chute.