Faut-il censurer Twitter ?
Lors d’une audience de référé au tribunal de grande instance de Paris, Twitter a affirmé mardi ne pas pouvoir communiquer les données permettant d’identifier les auteurs de "tweets" jugés racistes ou antisémites par l’Union des étudiants juifs de France, sans le feu vert de la justice américaine. Opinion croisée.
- Publié le 09-01-2013 à 04h16
- Mis à jour le 09-01-2013 à 08h38
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Etienne Wéry, avocat (cabinet Ulys)
Qu’existe-t-il aujourd’hui en matière de réglementation du contenu des réseaux sociaux ?
Il faut avant tout rappeler que l’interdiction de la censure est inscrite noir sur blanc dans les Constitutions de la plupart des pays européens ainsi que dans la Convention des droits de l’homme. Aucune censure - donc aucune interdiction préalable, quel que soit le contenu visé - ne peut être introduite dans nos pays démocratiques. Rien n’empêche, par contre, les mesures a posteriori, en cas de violation d’une loi, une fois que les propos sont mis en ligne ou publiés, chacun étant responsable de ce qu’il dit. Il existe une directive européenne sur le commerce électronique concernant la responsabilité des hébergeurs (l’hébergeur est une grande plate-forme où chacun met ce qu’il souhaite, au contraire de l’éditeur qui se revendique d’une ligne rédactionnelle dont il est propriétaire, choisit ce qu’il publie et en est responsable). L’hébergeur est tenu responsable des contenus uniquement quand il a été prévenu, a pu prendre conscience que ce qu’on lui signalait est illégal et s’est abstenu d’agir. Dans la pratique, c’est très compliqué. Si vous mettez en ligne des photos pédopornographiques, évidemment que l’hébergeur se rendra vite compte qu’il y a un problème. En revanche, quand vous mettez en ligne des propos qui se situent entre la parodie et l’antisémitisme, par exemple, chacun aura une évaluation subjective. Ajoutons que Twitter est américain et que, là-bas, la notion de liberté d’expression est différente d’ici : les Américains acceptent beaucoup plus
Dans l’affaire actuellement en jugement à Paris, les plaignants réclament l’identité des auteurs des messages qu’ils condamnent, ainsi que la mise en place d’un canal de communication plus efficace pour signaler les tweets racistes et antisémites. Cette procédure n’existe-t-elle pas aujourd’hui ?
En théorie si, mais elle n’est pas effective. Si vous allez dans les conditions générales de Twitter, vous trouvez la possibilité de signaler des contenus qui posent problème. Seulement, si vous ne savez pas comment faire, vous allez facilement y passer une heure ou deux, envoyer des mails qui ne passeront pas, etc. En outre, c’est une procédure automatique qui crée un signalement, chez Twitter, où quelqu’un va en prendre connaissance et voir ce qu’il en est. Aujourd’hui, on s’aperçoit que, neuf fois sur dix, comme il s’agit de liberté d’expression et qu’on est aux Etats-Unis, Twitter ne supprime pas les contenus mis en cause. L’Union des étudiants juifs demande dès lors la mise en place d’un canal privilégié, français, par rapport à tout ce qui est raciste ou antisémite. Quant à l’identité des auteurs, elle sera sans doute difficile à obtenir car la filiale française assignée par l’Union ne possède pas ces données. Comment un tribunal pourrait-il obliger quelqu’un à donner ce qu’il n’a pas ?
Mais la demande concernant le signalement vous semble-t-elle opportune ?
Chaque fois que le droit fait deux poids deux mesures, cela me dérange car cela introduit l’arbitraire. Pourquoi donner ce privilège pour le racisme et l’antisémitisme seulement ? La diffamation, la protection de l’enfance ou le respect de la propriété intellectuelle, par exemple, sont également importants. Personnellement, je suis plutôt favorable à une réglementation européenne qui imposerait à l’ensemble des personnes qui visent le territoire européen (c’est le cas de Twitter) de mettre en place une procédure harmonisée de signalement général compréhensible et accessible dans les langues de l’Union européenne. C’est la moindre des choses.
Qu’en serait-il de la faisabilité d’une définition harmonisée de notions parfois trop subjectives aujourd’hui telles que l’antisémitisme, le racisme, etc. ? Pourrait-elle voir le jour ?
Sans doute pas de notre vivant La possibilité d’établir des règles internationales en la matière est une utopie. La sensibilité des uns et des autres est trop différente. Déjà sur le plan de l’antisémitisme, par exemple, il y a une énorme susceptibilité en France liée à l’Histoire. Les mêmes propos seront moins vite qualifiés d’antisémites en Belgique, où c’est plutôt l’incitation à la haine raciale qui va servir de critère. L’Angleterre, elle, sera plus proche des Etats-Unis. Bref, il faut oublier cela.
"Aujourd’hui, on s’aperçoit que, neuf fois sur dix, comme il s’agit de liberté d’expression et qu’on est aux Etats-Unis, Twitter ne supprime pas les contenus mis en cause."
Patrick SMETS, Président du Parti libertarien. Docteur en sociologie.
Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est quasi totale, garantie par le 1er amendement. En Europe, cette liberté est limitée par la loi en cas de diffamation, insulte, discrimination raciale, négationnisme, menace, etc. Peut-on tout dire ou publier ?
Cette différence entre Etats-Unis et Europe n’a pas toujours été. Aux Etats-Unis, la Constitution a été conservée depuis l’origine du pays et protège les valeurs fondatrices qui étaient les valeurs de l’Europe à l’époque. Ce point est important : la liberté d’expression est au cœur du combat des Lumières dès le XVIIe siècle. Le premier grand auteur considéré comme libéral, au sens premier, est John Milton qui en 1644 publie un pamphlet "Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure". Il attaque le nouveau gouvernement anglais qui conserve l’idée papale d’un "imprimatur" (littéralement : qu’il soit imprimé !) qui juge a priori les ouvrages. En France, retenons cette célèbre phrase de Voltaire, "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire" et celle de Baumarchais qui explique que "Sans la liberté de blâmer, il n’y a pas d’éloge flatteur". Dans le combat des Lumières, avoir le droit de tout dire est un point essentiel. C’est non seulement l’expression d’une liberté intellectuelle mais c’est surtout l’enrichissement du débat public. Les atteintes à la liberté d’expression réduisent la capacité des gens à réfléchir. Quelles que soient les théories, des plus abjectes au plus sottes, du racisme au créationnisme, il faut, dans l’esprit des Lumières, montrer en quoi ces théories sont fausses et aider les gens à comprendre ce qui fait la différence entre une idée vraie et une idée fausse. Interdire l’idée, interdire l’expression de l’idée, c’est empêcher un travail intellectuel et pédagogique d’intérêt général. C’est un appauvrissement net pour la population. A ce titre, les révolutions anglaises, américaine et française ont toujours été de grands défenseurs de toutes les libertés d’expression. La réserve qui est appliquée à ces libertés depuis l’origine est l’incitation au crime. Appeler à aller tuer quelqu’un ou organiser une ratonnade raciste ne fait plus partie de la liberté d’expression vu qu’un crime contre une personne va être commis. Mais l’expression d’une idée seule n’est pas condamnable.
En France, des associations contre le racisme et l’antisémitisme attaquent Twitter pour mettre un terme aux messages de haine sur le réseau social. Des médias US et britanniques s’y opposent et considèrent que la censure est plus dangereuse que ces discours. Votre sentiment ?
En France, ces associations jouent leur rôle vu la loi existante. Mais c’est une mauvaise loi parce qu’il s’agit de censure. Mettre en cause des nouvelles technologies porteuses de dangers pour la cohésion du groupe (ou de la nation) et qui risquent de modifier le comportement des gens était déjà invoqué à l’époque de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Le pouvoir en place voulait interdire le papier imprimé parce qu’il allait développer des idées malsaines partout. Aujourd’hui, ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont en question. Non, il s’agit toujours de faire taire des individus qui pensent différemment. Les idées à cacher ou à masquer ne sont pas les mêmes selon les époques, mais cela reste une forme de censure.
Comment voyez-vous le développement de la liberté sur Internet et les réseaux sociaux ?
Internet s’est développé comme un espace relativement autonome du pouvoir politique. Il s’est rapidement auto-organisé et a permis l’expression, la mise en réseau et des liens entre petites communautés qui étaient auparavant éparpillées. Au démarrage, c’était une sorte de rêve de liberté. Insupportable, vous comprenez, pour certains pouvoirs publics ! La logique du pouvoir induit chez eux de vouloir contrôler ce que disent et font leurs citoyens, où que cela se passe. Il existe actuellement, chez de nombreux gouvernants, une volonté nette de reprendre le contrôle sur Internet, soit de "renationaliser" l’encadrement des citoyens via plusieurs outils technologiques, un exemple parmi d’autres : la géolocalisation. C’est évidemment un recul pour nos libertés.
"La logique du pouvoir induit de vouloir contrôler ce que disent et font les citoyens, où que cela se passe. Il existe actuellement, chez de nombreux gouvernants, une volonté nette de reprendre le contrôle sur Internet, soit de ‘renationaliser’ l’encadrement des citoyens."