Peut-on être enseignant et heureux ?
Ce samedi 5 octobre, c’est la journée mondiale des enseignants : utile ou gadget ? La plupart se dévouent corps et âme à leur métier, mais d’autres sont lassés. Interviews croisées.
Publié le 05-10-2013 à 15h43 - Mis à jour le 14-10-2013 à 19h55
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Ce samedi 5 octobre, c’est la journée mondiale des enseignants : utile ou gadget ? La plupart se dévouent corps et âme à leur métier, mais d’autres sont lassés. Interviews croisées.
RECTO
Paul Bienbon, enseignant à Anderlecht
Bien sûr, on connaît tous les reproches faits à l’enseignement. Mais on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Regardez combien de pays envieraient un système d’enseignement comme le nôtre. Avec énormément de professeurs qui ont une très belle personnalité. Ouverts d’esprit. Justes, bons, équilibrés. Généreux d’eux-mêmes.
Pour vous, l’école et les enseignants vont-ils bien ?
Bien sûr, on connaît tous les reproches faits à l’enseignement. Mais on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Regardez combien de pays envieraient un système d’enseignement comme le nôtre. Quasi gratuit. Et encore assez performant. Où tout élève qui s’investit a sa chance. Un système d’enseignement avec finalement beaucoup de diplômés. Avec aussi énormément de professeurs qui ont une très belle personnalité. Ouverts d’esprit. Justes, bons, équilibrés. Généreux d’eux-mêmes. Sans aucune forme de ségrégation. Bien sûr comme dans tous les corps sociaux il y en a de moins bons que d’autres, moins pédagogues, moins travailleurs, moins psychologues. Cela étant, on doit veiller par une politique attractive et en investissant dans l’école à attirer les bons éléments à devenir enseignants.
Pourquoi une journée des enseignants ?
Des initiatives comme cette journée des enseignants sont précieuses pour leur rendre hommage. Combien de personnalités n’ont-elles pas raconté qu’elles ont le souvenir de tel ou tel enseignant qui leur a fait comprendre l’importance de se former, d’apprendre à apprendre par soi-même toute sa vie ? Et ces enseignants extraordinaires, on en trouve à tous les niveaux et dans toutes les écoles.
Les enseignants sont-ils susceptibles ?
Les enseignants, comme les élèves, ont besoin de temps en temps d’être valorisés. Si on les casse, ils se brisent et on n’en tire plus rien. Avec une reconnaissance sincère, ils sont capables de merveilles. Il y a dans ce métier une part de vocation.
Est-ce que le niveau de l’enseignement baisse ?
Objectivement oui. Et un même diplôme de fin d’humanités peut avoir des valeurs très différentes. Mais méfions-nous de comparer notre intelligence d’adulte d’aujourd’hui avec celle qui était la nôtre à 18 ans. On évolue toute sa vie. Ne comparons pas non plus la moyenne des élèves d’aujourd’hui avec l’élite d’il y a 40 ans. N’oublions pas enfin que l’on part de plus en plus avec un public dont le français n’est pas la langue maternelle.
L’orthographe lamentable, la lecture difficile, la non-connaissance du flamand, la nullité en maths, est-ce grave ?
Oui, mais la grande faute n’est pas celle de l’école mais celle de la société qui a dévalorisé l’effort et l’intérêt pour tout ce qui est intellectuel ou culturel. La musique archi-commerciale et le foot ont tout envahi, le shopping est devenu le loisir favori, le laxisme dans les comportements est devenu la règle. L’argent est roi.
L’enseignement est-il inégalitaire?
Dans les résultats finaux oui, peut-être, mais cessons de dire que l’école reproduit les classes sociales. C’est la vie qui est injuste. Qui fait souffrir des enfants quand des problèmes de santé, d’argent ou de disputes viennent accabler la famille. Quand le modèle n’est pas à l’effort. Au dépassement de soi. Au dialogue. L’école donne sa chance. A un moment, elle doit bien constater des différences de niveaux de compétences entre enfants. Même si l’idéal, et on le fait, est d’aider tant et plus les plus fragiles. Mais le modèle de l’ascenseur social existe toujours. Il faut aussi veiller à garder un enseignement de qualité pour renouveler toutes les personnes qui auront les fonctions à haut degré d’exigence en connaissances et en compétences. Une société ne peut pas survivre avec toute une population qui aurait une formation moyenne.
Comment améliorer l’enseignement ?
En cessant de l’accabler. En laissant la plus grande liberté académique aux meilleurs enseignants et en publiant d’excellents manuels scolaires contenant l’ABC à enseigner pour soutenir les enseignants les plus fragiles. En simplifiant les options, en ré-enseignant les bases, en supprimant toutes les classes de moins de 12 élèves et celles de plus de 20 élèves pour ne plus faire de classes que de 16 élèves maximum. En remettant tous les inspecteurs comme professeurs dans des classes. En soutenant les écoles de devoirs. En fêtant la journée des enseignants…
VERSO
Jean-Pierre Kerckhofs, président de l’Aped (Appel pour une école démocratique)
Il y a énormément de frustrations et de sentiments de mal-être. Ils se sentent dépossédés de leur métier, dans la mesure où ils subissent souvent des réformes auxquelles ils n’ont pas été associés. Des réformes qui leur semblent incohérentes, qui manquent d’accompagnement en termes de moyens financiers, de formation.
Cette journée mondiale des enseignants, cela vous fait plaisir ou c’est du grand n’importe quoi ?
Je n’ai jamais rien vu de particulier en sortir qui change quelque chose à la vie des enseignants. J’aurais donc plutôt tendance à dire que c’est un gadget. On lit et on entend des enseignants qui disent qu’ils ne sont pas heureux.
Comment expliquez-vous ce constat amer ?
Cela reste un beau métier. Transmettre des valeurs, des connaissances et des compétences à des jeunes qui ont à construire leur personnalité, c’est passionnant. Mais il y a énormément de frustrations et de sentiments de mal-être. Pour plusieurs raisons. D’abord, ils se sentent dépossédés de leur métier, dans la mesure où ils subissent souvent des réformes auxquelles ils n’ont pas été associés. Des réformes qui leur semblent incohérentes, qui manquent d’accompagnement en termes de moyens financiers, de formation. On leur impose des réformes pédagogiques - je pense notamment à l’approche par compétences - qui sont fort directives. Ensuite, on vit dans un système éducatif particulièrement inégalitaire. Les statistiques le montrent depuis un certain temps. Le problème, c’est qu’on semble en rejeter la faute sur le dos des enseignants, et c’est évidemment très mal ressenti. En fait, si ces inégalités sont bien une réalité, elles sont dues aux structures du système. Enfin, suite à ces inégalités, il y a un certain nombre d’enseignants qui se trouvent dans des établissements où ils ont surtout à faire à des jeunes démotivés, ayant un sentiment d’injustice, qui font passer leur rancœur sur ceux qu’ils ont en face d’eux, c’est-à-dire les enseignants.
A propos de ces inégalités, certains disent qu’il faudrait reconnaître que tous les jeunes n’ont pas les mêmes talents et les mêmes aptitudes à aller, par exemple, dans l’enseignement universitaire. Vous reconnaissez cela ?
Que tous les jeunes n’aient pas les mêmes talents, c’est sans doute vrai. Mais il faut se demander comment il se fait que ce sont essentiellement les jeunes de quartiers populaires qui subissent l’échec. Tant qu’il y a une telle corrélation entre l’origine sociale et l’échec scolaire, on ne peut pas se contenter de dire que ça s’explique par une différence de talent.
Mais que faudrait-il faire, autrement que par des "il-n’y-a-qu’à" ?
Les solutions sont en grande partie connues. Pour lutter contre les inégalités, il faut de la mixité sociale. On a fait un petit quelque chose avec le dernier "décret inscriptions", mais c’est beaucoup trop soft à nos yeux. Deuxième chose, il faut agir sur la durée du tronc commun, qu’il aille jusqu’à 16 ans, de manière à ce que les jeunes puissent faire un choix conscient parce qu’ils ont pu toucher à différents sujets. Mais aussi - en y introduisant une formation générale et polytechnique pour tous - que tous les élèves aient une vue globale du monde afin de pouvoir y jouer leur rôle de citoyen. Nous en débattrons d’ailleurs lors des "6 heures pour l’Ecole Démocratique" le 19 octobre prochain (voir le site www.ecoledemocratique.org)
Pour améliorer la situation des enseignants, n’y a-t-il pas de revendications financières ?
La frustration n’est pas d’abord financière, même s’ils ne sont pas les mieux payés par rapport à leur niveau de formation et de responsabilité. Par contre, investir dans l’encadrement pour diminuer le nombre d’élèves par classe, ça profiterait surtout aux jeunes de milieux populaires et… aux enseignants.
Beaucoup de parents, ces dernières années, reconnaissent que des enseignants font très bien leur métier, mais d’autres déplorent que certains ont baissé les bras et qu’ils se comportent désormais de manière bureaucratique. Vous partagez ce sentiment ?
Il doit y en avoir. Que certains deviennent indifférents, c’est possible. Mais si vous aviez de la bonne volonté au départ et qu’ensuite, vous vous rendez compte que vous êtes impuissant, il est possible que vous vous en accommodiez. Mais je ne voudrais pas qu’on en conclue que c’est parce qu’il y a de mauvais enseignants qu’on rencontre un tel taux d’échecs.