Les études doivent-elles obligatoirement viser des emplois ouverts ?

Beaucoup d’employeurs se plaignent de ne pas trouver de candidats pour les métiers en pénurie. Or, dénoncent certains, les jeunes continuent de s’engager dans des filières bouchées. Ce n’est pas notre rôle de former des jeunes directement employables, répond l’université. Entretiens croisés.

Entretiens :J-P Du.

Beaucoup d’employeurs se plaignent de ne pas trouver de candidats pour les métiers en pénurie. Or, dénoncent certains, les jeunes continuent de s’engager dans des filières bouchées. Ce n’est pas notre rôle de former des jeunes directement employables, répond l’université. . Découvrez le " RECTO " par Etienne de Callataÿ et le " VERSO " par Vincent Wertz
RECTO

Etienne de Callataÿ. Economiste, Banque Degroof, Université de Namur

Il faudrait pouvoir dire à ceux qui s’engagent dans une filière où il n’y a quasiment pas de débouchés, et cela malgré de clairs avertissements, que s’ils ne trouvent pas d’emploi dans ce secteur, ils ne pourront pas, au-delà d’un délai raisonnable, refuser des offres qu’on leur présenterait, sous prétexte qu’il ne s’agirait de postes liés à leur formation.

On entend souvent des entreprises qui dénoncent l’inadéquation entre les emplois qu’elles offrent et la formation des étudiants. A qui la faute ? 

Je partage ce constat mais il faut être très prudent quant à l’interprétation que l’on en fait, parce qu’il ne peut s’agir d’en arriver à une marchandisation de l’enseignement.

Faudrait-il quand-même inciter les étudiants à choisir des filières qui peuvent plus facilement déboucher sur un emploi ? 

Effectivement, on aurait tous à gagner à ce qu’il n’y ait pas des métiers en pénurie, que nous connaissons aujourd’hui, conduisant à une déperdition de bien-être pour la collectivité. Si nous avons par exemple une pénurie de scientifiques, ou d’ingénieurs, nous le paierons dans 5 ou 10 ans sous forme de médicaments que nous n’aurons pas inventés ou d’entreprises que nous n’aurons pas développées. La manière la plus favorable de gérer ces pénuries, c’est la sensibilisation. C’est faire en sorte que ces métiers en pénurie ne soient pas perçus comme inaccessibles parce que trop compliqués ou trop pénibles. C’est interpellant de constater sur notre jeunesse se sente si peu concernée par ces filières alors que la science permet des progrès dans quasi tous les domaines.  

Cette sensibilisation est effectuée depuis un certain nombre d’années, et il faut bien constater qu’elle n’a pas donné des résultats convaincants… 

C’est pourquoi je pense qu’au-delà, on pourrait penser, à titre subsidiaire, à des méthodes plus tangibles. L’économiste que je suis pense que la dimension financière pourrait jouer un certain rôle. Une manière de faire, ce serait d’abaisser de moitié le minerval dans les secteurs d’études où on constate une pénurie. Un signal monétaire pourrait en effet avoir une certaine vertu.  

Est-ce que cela signifie aussi qu’il faudrait fortement contraindre les étudiants pour qu’ils ne s’engagent plus dans des études universitaires très pointues, dont on leur dit au départ qu’elles ne déboucheront pas sur un emploi éventuel à court ou à moyen terme ? 

Il y a aujourd’hui des filières qui apparaissent comme formant un trop grand nombre de jeunes par rapport à ce qu’on peut raisonnablement anticiper comme débouchés sur le marché. Je prends l’exemple du journalisme. Le nombre d’étudiants dans ces facultés de différentes universités est manifestement bien trop important pour les emplois qu’on peut escompter dans ce secteur au cours des années qui viennent. Faut-il pour autant interdire les études de journalisme ? Non. Faut-il dire qu’il faut faire payer un minerval prohibitif à ces étudiants ? Non. Faut-il introduire des quotas ? C’est une piste mais ce n’est pas celle que je privilégierais. Mais il faut pouvoir dire à ceux qui s’engagent dans cette voie-là, malgré de clairs avertissements, que s’ils ne trouvent pas d’emploi dans ce secteur, ils ne pourront pas, au-delà d’un délai raisonnable, refuser des offres qu’on leur présenterait sous prétexte qu’il ne s’agiraitpas de postes de journalisme. Concrètement, cela veut dire que si avez un diplôme de journaliste et qu’on vous propose un emploi de manutentionnaire dans un supermarché, vous seriez obligé de l’accepter comme doit le faire un jeune sans formation.

Comment font les pays voisins, sans doute confrontés à la même problématique, pour la solutionner ? 

J e prendrai l’exemple de l’Allemagne, que je connais bien, où on a fortement élargi la notion d’emploi convenable, de telle sorte qu’on peut dire qu’aujourd’hui un Allemand au chômage doit accepter à peu près n’importe quelle offre d’emploi sous peine d’être sanctionné.

Les responsables politiques belges ont-ils bien pris conscience du problème et y apportent-ils des réponses adéquates ? 

Ils en sont conscients et ils ont mis en place toute une série d’incitants. Mais, jusqu’à présent, les autorités n’ont utilisé que la carotte. On devrait aller plus loin, et c’est mon exemple de minerval réduit. Mais on pourrait aussi penser à utiliser, de manière très modérée, un bâton, avec des côtés plus contraignants.

Vincent Wertz, Pro-recteur à l’enseignement (UCL)

Beaucoup de chefs d’entreprise et d’économistes accusent l’enseignement, et l’université en particulier, de ne pas préparer les étudiants à l’exercice d’emplois disponibles, notamment dans ce qu’on appelle les "métiers en pénurie". En acceptez-vous la responsabilité ? 

Ce n’est pas la faute à l’enseignement. Cela résulte en fait d’une mauvaise perception de son rôle. Le défi de l’enseignement, surtout supérieur, c’est de préparer des étudiants pour des métiers qui n’existent pas encore, qui utiliseront des technologies qui n’ont pas encore été inventées et pour résoudre des problèmes dont nous ignorons presque tout aujourd’hui. Notre mission n’est pas de former des futurs travailleurs directement utilisables, mais bien de former de futurs adultes qui seront utiles à la société (avec un grand "s") pendant trente ou quarante ans.

Mais comment diriger plus efficacement qu’aujourd’hui les étudiants vers des filières qui pourraient déboucher sur des métiers en pénurie ? La question est effectivement de savoir comment les étudiants s’orientent et choisissent plutôt tel type d’études. Il faut être bien conscient qu’un bon choix d’orientation, c’est un processus multifactoriel qui fait évidemment intervenir l’employabilité, mais d’autres facteurs entrent en jeu : la motivation, la capacité de s’investir et de se projeter dans le futur, etc. Il est donc réducteur de croire qu’un étudiant va entrer dans telle ou telle filière d’études uniquement parce qu’il sait qu’à la fin, elle conduit à un emploi. Il faut qu’il ait un intérêt intrinsèque pour les études qu’il va entreprendre.

Pourtant, l’université a une mission d’offrir à la société de jeunes adultes formés pour affronter la vie, tant sur un plan personnel que professionnel. Avec de tels préceptes, ne risque-t-elle pas de fabriquer des gens mal armés, si leur formation ne peut, à court ou moyen terme, déboucher sur un emploi ? Qui peut dire qu’un diplôme ne débouchera pas sur un emploi ? 

Si, effectivement, on pouvait le prévoir, on fermerait ce diplôme. D’ailleurs, c’est quoi, un emploi ? Est-ce quelque chose qui est offert ou une opportunité que l’on crée ? Une des missions de l’université, c’est aussi de former à l’entrepreunariat.

L’économiste Etienne de Callatay (lire ci-contre) avance l’idée d’un minerval réduit pour ceux qui s’engageraient dans des filières où l’on sait qu’il manque des candidats, comme le domaine scientifique ou celui des ingénieurs. C’est une bonne idée ?

A l’heure actuelle, le minerval n’est pas un frein aux études en Belgique. Le montant de 800 euros est relativement raisonnable, comparé au coût global des études. Dire qu’on va le ramener à 400 euros pour les études qui conduisent possiblement à un emploi, n’est à mes yeux pas un incitant significatif. D’autre part, qui paierait la différence ? La société, c’est-à-dire les contribuables, ou les entreprises qui cherchent des personnes compétentes dans leur domaine d’activité ?

Le même Etienne de Callatay propose que les jeunes qui s’inscriraient sciemment dans une filière notoirement bouchée devraient ensuite accepter tout emploi même si celui-ci ne correspond pas à leur diplôme, sous peine d’être sanctionné au niveau des allocations de chômage. D’accord ?

Non. Notre mission est de préparer les étudiants à ce que j’appelle l’insertion socioprofessionnelle, qui n’est pas la même chose que l’employabilité. Il faut que les étudiants diplômés trouvent leur place dans la société, éventuellement parce que cela débouche sur un emploi dans une entreprise ou le secteur public, ou parce qu’ils découvrent une activité, rémunérée ou pas, dans laquelle ils pourront s’épanouir au service de la société. Et donc, dire qu’on va forcer un diplômé à travailler comme balayeur parce qu’il a fait journalisme et qu’il n’y trouve pas d’emploi, cela n’a aucun sens. En revanche, on ne peut pas non plus garantir à quelqu’un qui commencerait le journalisme, pour reprendre le même exemple, qu’il trouvera un emploi dans les médias. Il devra savoir que les compétences développées au cours de ses études seront effectivement utiles pour une série d’activités, dont le journalisme, mais aussi pour des domaines plus larges. Cela peut se faire sans recourir à la contrainte.

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