Vers une justice de classes avec la transaction pénale ?
La société Bois Sauvage échappe à un procès parce qu’elle accepte de payer près de 9 millions d’euros. Il s’agit d’une procédure permise par une loi votée en 2011. Cette législation provoque de grosses polémiques. Interviews croisées.
Publié le 29-11-2013 à 05h39 - Mis à jour le 29-11-2013 à 13h05
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OUI
Bruno Dayez, avocat
Cette procédure me choque profondément parce qu’elle participe de discriminations. Celui qui fraude plusieurs milliards et qui cause un tort considérable à la société civile s’en sort très généralement sans gros dommage, tandis que celui qui arrache un sac va partir à la case prison et faire l’objet d’une condamnation qui devient, d’année en année, de plus en plus sévère.
Il a beaucoup été question de la transaction pénale conclue entre le procureur du Roi et les dirigeants de la société Bois Sauvage, accusés de délit d’initié lors des mésaventures de Fortis en 2008, et grâce à laquelle ils ont échappé au procès qui devait juste s’ouvrir. Quand il a voté cette loi en 2011, quel était l’objectif du législateur, selon vous ?
Les desseins du législateur sont parfois impénétrables. Il y avait sans doute une volonté d’être plus efficace et de faire rentrer effectivement de l’argent dans les caisses, en constatant que, la plupart du temps, les délits de nature financière, essentiellement, restent impunis, parce que l’Etat n’a plus les moyens de les poursuivre et a fortiori de les faire condamner dans un délai adéquat. Peut-être l’objectif du législateur était-il très pragmatique dans ses intentions. Mais le résultat dans la pratique est édifiant.
Pourquoi? Ce n’est pas efficace?
Tous les justiciables devraient être placés sur pied d’égalité et je ne vois pas pourquoi certains, parce qu’ils ont les moyens de payer, échappent finalement à tout jugement et donc forcément à toute condamnation, alors que d’autres moins fortunés et moins aidés par un bataillon d’avocats feront systématiquement l’objet de poursuites et, le cas échéant, de sanctions pénales. Déjà dans l’énoncé du texte de la loi, cette transaction concerne tous les faits qui ne sont pas susceptibles d’être punis d’une peine de plus de deux ans, et qui ne comportent pas d’atteinte grave à l’intégrité physique. Il est clair que cette loi et son application au quotidien font d’emblée une discrimination entre ce qu’on peut qualifier de "délits d’astuce" et les délits assortis de violence.
Cette procédure vous choque-t-elle en tant qu’avocat et en tant que citoyen ?
Personnellement, cette procédure me choque à outrance parce qu’elle participe très nettement de discriminations qui sont faites entre certains types de publics. Le message que l’on fait passer est de dire "si vous voulez entrer dans la criminalité, entrez-y directement par la grande porte et délinquez avec astuce !" Autrement dit, celui qui fraude plusieurs milliards et qui cause un tort considérable à la société civile s’en sort très généralement sans gros dommage, tandis que celui arrache un sac va partir à la case prison et à faire l’objet d’une condamnation qui devient, d’année en année, de plus en plus sévère. Il y a vraiment un traitement totalement inégalitaire entre les gens qui est extrêmement choquant, alors que sur le plan du dommage causé, il n’y a pas de commune mesure entre la fraude fiscale ou les délits environnementaux et de minables faits attentatoires à la propriété d’autrui.
La justice, dans le chef des juges d’instruction et dans celui des juges de prétoire, n’est-elle pas ainsi court-circuitée ?
La loi permet que le procureur du Roi ait des pouvoirs tout à fait exorbitants, parce qu’il peut proposer cette transaction alors que le juge d’instruction est déjà chargé de l’enquête, ou que le tribunal est déjà saisi du fait. Le procureur peut donc stopper la machine judiciaire à n’importe quel stade de son processus, ce qui nous renvoie à des temps que l’on espérait oubliés.
D’autre part, on constate que cette procédure permet aux inculpés d’éviter une grosse partie de la publicité médiatique d’un procès. Est-ce normal ?
Même quand un délinquant fiscal, économique ou social est poursuivi devant un tribunal, il ne se retrouve pratiquement jamais au trou. Cette loi ne fait que consacrer une réalité : lorsque vous délinquez à grande échelle dans le domaine économique, de toute façon, vous vous en sortiez déjà indemne. Soit par la prescription, soit par une astuce de procédure. Au moins, ici, et c’est une des rares vertus de cette législation, les inculpés doivent payer quelque chose même si cela ne représente en fait pas grand-chose pour eux. Dans le cas de Bois Sauvage, leur communiqué insiste sur le fait que cette transaction n’implique pas de reconnaissance de culpabilité. Maintenant, quand on paie 8,8 millions d’euros, c’est quand même qu’on n’est pas droit dans ses bottes… Chacun jugera. Mais on peut comprendre leur intérêt pour la formule car ils échappent ainsi à la publicité d’un procès, ce qu’ils redoutent par-dessus tout.
NON
Henri Laquay, avocat pénaliste
Certains parlent de justice de classes en se braquant sur le montant de la transaction pénale conclue avec Bois Sauvage : 8,8 millions d’euros. Il appartient au procureur du Roi de faire usage de ce principe dans certains petits dossiers où des personnes de la classe moyenne pourraient bénéficier du système. C’est alors que l’intérêt de la manœuvre apparaîtra.
Est-ce une bonne chose que la transaction pénale existe dans notre droit ?
Assurément. C’est le cas en matière de roulage. Lorsque vous recevez un montant à payer suite à une infraction de roulage, si vous payez, vous n’êtes pas poursuivi et vous n’êtes pas cité devant le tribunal de police. C’est ça une transaction pénale. Une loi de 2011 a élargi la mesure et permet désormais au procureur du Roi de la proposer dans des dossiers de plus grande importance alors même que l’affaire est à l’instruction ou qu’elle est fixée devant le tribunal correctionnel. Cela permet à la personne poursuivie d’éteindre les poursuites en payant un montant déterminé en fonction de l’éventuelle infraction qui a été commise et des éventuels montants qui auraient été détournés.
N’est-ce pas la porte ouverte pour une justice de classes ?
Je ne le pense pas. On pourrait le penser avec un montant comme celui de la transaction pénale de Bois Sauvage, mais si la transaction pénale est appliquée de façon correcte à l’égard des citoyens, elle peut être bénéfique pour tout le monde. Le procureur du Roi peut très bien déterminer un montant tenant compte de l’éventuelle infraction - qui peut être une infraction mineure - et tenir compte également de l’état de fortune de la personne. Une transaction pénale, cela peut être quelques milliers d’euros pas plus. Dans ce cas, tout le monde est gagnant.
C’est toujours le procureur du Roi qui propose la transaction pénale ?
Dans la loi, c’est lui qui a l’initiative de la proposer. Mais évidemment, les personnes mises en cause peuvent très bien prendre contact avec lui pour entamer la démarche.
Est-ce un moyen adopté pour faire face à l’encombrement des tribunaux ?
En partie, mais cela permet aussi d’éviter des procès extrêmement longs comme ils le sont généralement en matière financière. Cela permet également à l’Etat de récolter des sommes d’argent et de renflouer ses caisses. Cela permet aussi, du côté de la personne qui est poursuivie, que les poursuites soient éteintes et que la personne ne soit pas condamnée. Au terme d’une transaction pénale, la personne n’est pas condamnée. Il n’y a pas de jugement de culpabilité. Cela ne figure nulle part dans le casier judiciaire, exactement comme avec une transaction pénale en matière de roulage.
Est-ce bien moral de payer pour ne pas être condamné et qu’il n’y ait pas de trace de l’infraction ?
Ce sont des considérations compliquées. Même si ce n’est pas une peine au sens pénal du terme, les 8,8 millions d’euros payés dans le cas de Bois Sauvage, c’est tout de même une somme considérable. Les personnes qui payent de tels montants subissent, sans que ce soit une peine au sens pénal du terme, une diminution importante de leur patrimoine. J’y vois une manière assez moderne d’appréhender la justice. On la retrouve dans d’autres pays européens, ce n’est pas du tout exceptionnel.
Une telle disposition ne peut-elle pas conduire à ce que certains prennent le risque d’aller à l’encontre de la loi en sachant qu’ils auront les moyens de payer pour ne pas être condamnés s’ils sont pris ?
Ce n’est pas aussi simple que cela. Le montant de la transaction pénale est déterminé en fonction de l’éventuelle infraction. Ceux qui payent la transaction ne bénéficient pas d’un traitement de faveur. La personne qui commet éventuellement une infraction ne sait pas, au moment où elle la commet, s’il y aura une transaction pénale puisque l’initiative vient du procureur du Roi. Elle ne sait pas non plus quel sera le montant de cette transaction pénale par rapport à l’infraction. On peut donc y perdre ! Selon moi, le risque que vous évoquez n’existe pas
Ce type d’opération est vraiment rentable pour l’Etat ?
Oui. L’Etat perçoit les sommes résultant de la transaction pénale tout en allégeant le travail des tribunaux. Il est gagnant. Appliquée à des dossiers importants, cette transaction pénale renfloue les caisses de l’Etat.