"Ladies only" est-ce de la discrimination?
A Liège, une salle de fitness mixte a décidé de devenir réservée aux femmes. Fait-elle de la discrimination ? Oui, a répondu la justice en première instance. Non, a dit la cour d’appel. Opinions croisées.
Publié le 06-11-2014 à 22h46 - Mis à jour le 06-11-2014 à 22h48
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A Liège, une salle de fitness mixte a décidé de devenir réservée aux femmes. Fait-elle de la discrimination ? Oui, a répondu la justice en première instance. Non, a dit la cour d’appel. Opinions croisées.
RECTO
Jean-Pierre Jacques
Avocat.
C’est choquant quand une salle a toujours été mixte et devient, du jour au lendemain, unisexe. Exclure, c’est rejeter la différence. En revanche, lorsqu’on crée des salles de sport unisexes, il n’y a pas un problème de discrimination parce que l’opérateur a choisi son créneau qui est réservé aux femmes dès le départ.
En quoi y a-t-il discrimination dans le cas de la salle de fitness de Liège que vous avez défendu en justice ?
Il y a discrimination lorsqu’on réserve un traitement différent à des personnes qui se trouvent dans une catégorie similaire ou identique. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une fourniture de service d’un opérateur économique privé qui donne un avantage aux femmes alors qu’il ne réserve pas le même avantage aux hommes. Cet avantage, c’est la possibilité de s’entraîner dans des salles unisexes, une possibilité qui n’est pas offerte aux hommes. Il me semble qu’il y a là une différence dans le traitement réservé aux clients uniquement fondée sur le sexe.
Un opérateur économique privé ne peut-il pas faire ce qu’il veut ?
Il est normal qu’il cherche à maximiser son profit. C’est la liberté de commerce et je ne lui dénie pas la volonté de chercher à être rentable. Là où la politique adoptée par un opérateur privé me heurte, c’est lorsque la différence de traitement ne se fonde pas sur un objectif uniquement de rentabilité, mais aussi sur un objectif consistant à plaire à un public cible. La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur le cas d’un monteur de portes de garage. Il recrutait du personnel en précisant dans l’avis de recrutement qu’il fallait s’abstenir de postuler si on était d’origine maghrébine. Il y a là manifestement une volonté de discriminer pour n’avoir que certains types de travailleurs. Devant la Cour européenne de justice, l’entreprise s’est justifiée en disant qu’elle ne faisait qu’exprimer les préoccupations de ses clients qui ne veulent pas que certains travailleurs viennent monter des portes de garage chez eux. La Cour a balayé cet argument en disant que l’entreprise ne peut pas discriminer parce que ses clients le demandent. L’objectif économique n’est pas en soi suffisant pour discriminer. Il faut des motifs forts pour pouvoir réserver une différence de traitement.
Quelles sont les dérives auxquelles on s’expose si ces discriminations venaient à être tolérées ?
Je n’ai aucun problème à ce que, dans le cadre d’un débat public, avec nos représentants au sein des assemblées parlementaires, il soit discuté de décider, pour des raisons valables, qu’on va procéder à des accommodements raisonnables, par exemple, c’est-à-dire faciliter l’accès à certains services pour certaines personnes en en discriminant par conséquent d’autres. C’est un débat public qui appartient à l’autorité publique. Par contre, lorsqu’on reconnaît qu’un opérateur privé peut lui-même discriminer dans la fourniture du service qu’il fait, on va devoir, à un moment, apprécier les raisons pour lesquelles il le fait. Et le débat va alors porter sur une certaine conception des valeurs ou des relations sociales. Dans le cas qui nous occupe, parmi les motifs invoqués, certains ne sont pas propres aux femmes. Si certaines femmes ressentent un malaise par le fait d’être observées par des hommes ou ont un complexe en raison de leur physique, ces problèmes se posent aussi pour des hommes face à un public féminin. L’exclusion des hommes de la salle n’est pas la réponse idoine. Il suffit d’avoir des salles mixtes et de séparer d’un côté les hommes et de l’autre les femmes. Enfin, il se peut également que des partenaires masculins interdisent à leur femme d’aller dans des salles de sport ou de se montrer en tenue de sport devant d’autres hommes. Cette motivation est beaucoup plus délicate car ce n’est pas le choix de la femme. Dans ce cas, en validant le choix qu’un opérateur fait de discriminer, on valide la décision qu’impose un partenaire à l’égard de son épouse/compagne.
Ne voit-on pas de la discrimination partout de nos jours ?
C’est peut-être une tendance mais qui ne se reflète dans la vie juridique qu’à travers les affaires finalement portées devant les tribunaux. Prenons l’exemple de la piscine communale à Anvers. L’autorité a décidé qu’elle serait accessible uniquement aux femmes à certaines heures parce qu’à ces heures-là, la piscine n’était pas rentable. Qu’une salle de fitness fasse de même ne me pose pas de problème. C’est un choix de rentabilité fondé sur des données chiffrées et qui permet de ne pas exclure les hommes de la salle. Exclure, c’est rejeter la différence. C’est choquant quand une salle a toujours été mixte et devient du jour au lendemain unisexe. Tout est une question d’équilibre. Créer des salles de sport unisexes : il n’y a pas là un problème de discrimination parce que l’opérateur a choisi son créneau qui est réservé aux femmes dès le départ. Cela existe déjà sur le marché du fitness. Ici, on a exclu les hommes d’une fourniture de service pour créer une demande dont il n’est pas démontré qu’elle existait réellement.
VERSO
Isabella Lenarduzzi
Fondatrice et directrice de Jump, entreprise sociale qui promeut l’égalité homme-femme
Discriminer, c’est traiter différemment des personnes vivant des situations semblables. Or, hommes et femmes, pourtant égaux en droits, ne le sont pas dans les faits. Pour atteindre cette égalité, il est justifié de mettre en place des actions en faveur des uns ou des autres. Crier aux mesures discriminatoires dans le cadre d’une salle de sport, c’est un comble. De la goujaterie. Ça ouvre la porte à tout.
La cour d’appel de Liège a justifié sa position par les différences morphologiques entre hommes et femmes, permettant un traitement différent. En quoi êtes-vous d’accord avec cette décision?
Il faut d’abord définir ce qu’est la discrimination. Discriminer, c’est traiter différemment des catégories de personnes vivant des situations semblables. Est-ce que les femmes et les hommes sont dans des situations semblables ? Non ! Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes égaux en droits. Par contre, ce n’est pas le cas dans la pratique. L’égalité n’est pas parfaite, et le sport en est un exemple. Le sport est né par et pour les hommes, dans un esprit de surpassement de soi, de compétition avec l’autre et d’éducation à la virilité. Les femmes en ont été longtemps interdites. Seules 50 % des élèves filles ont des activités sportives en sortant de l’école tandis que ce chiffre monte à plus de 75 % pour les garçons. Ces éléments expliquent que la situation est fondamentalement différente. De plus, la politique urbaine en matière sportive est faite pour les garçons. On met en place des infrastructures sportives qui ne sont concrètement utilisées que par eux puisque dans les faits, les filles en sont complètement exclues. On met à disposition des garçons de l’équipement collectif gratuit. Par contre, quand les filles ont la possibilité d’aller faire du sport un peu cachées du regard des hommes – et elles paient un opérateur privé pour cela – là on crie à la mixité.
Le rapport au corps n’est pas anodin dans le cas qui nous concerne.
La femme subit une pression d’enfer sur la perfection de son corps. Elle a peur du regard des hommes, en particulier lorsqu’elle l’exhibe en faisant du sport. Il faut, pour cela, une grande assurance. Sous prétexte que tout doit être ouvert à tout le monde, va-t-on empêcher ces femmes-là d’être dans un lieu collectif où elles vont pouvoir se faire du bien, s’occuper d’elles-mêmes, récupérer un peu de dignité ? Etant donné qu’on ne vit pas la même chose, que les inégalités sont encore présentes, il faut qu’il y ait des actions particulières en faveur des femmes. Dans d’autres domaines, le déficit est en défaveur des hommes. Il s’agit alors de mettre en place des actions positives pour tendre vers l’égalité. Celle-ci est un but. Si pour y arriver, il faut que des actions soient dédiées spécialement aux uns ou aux autres, soit.
Des hommes se disant victimes de discrimination par rapport aux femmes, le cas est particulier.
Oui. S’il y avait un déficit de l’offre, alors il y aurait un problème. Dans ce cas-ci, sous prétexte d’avoir des lois anti-discrimination, ça se retourne contre les femmes en faveur des hommes qui ont pourtant une position dominante dans la société. C’est un comble. Je m’attends à ce que, demain, des hommes crient à la discrimination au sujet des quotas dans les entreprises qui existent pour rétablir un minimum de méritocratie et atteindre un minimum de mixité dans les postes de management. La porte est ouverte à tout. Cette plainte fait preuve d’un grand cynisme ou d’un manque d’intelligence. Tant que les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes opportunités sur tous les temps de vie, il faudra passer par des actions spécifiques, afin d’éliminer les pénalités dont les uns, comme les autres d’ailleurs, sont les victimes. Prenons l’exemple de la réduction du temps de travail demandée par un homme, ce qui est plus rare et qui sort du comportement attendu. Ça, c’est véritablement discriminatoire. Mais se rebeller sur la mise à disposition d’une salle de sport uniquement pour les femmes, c’est de la goujaterie.
A-t-on tendance à voir de la discrimination partout au point de risquer de la banaliser ?
Oui. Il faut y être attentif et remettre la discrimination dans un cadre et y apporter des nuances. Ça a l’air évident. Bien sûr, il faut que toutes les salles de sport soient ouvertes aux hommes et aux femmes. Bien sûr, les quotas sont dégueulasses parce qu’il faut que ce soit les meilleures qui y arrivent. Dit comme ça, on ne peut qu’être d’accord. Mais il faut connaître la réalité qui détermine et crée les besoins de faire ces quotas ou d’avoir des salles de sport pour femmes. C’est pour rétablir une certaine égalité. Il faut voir à plus long terme.