Bill Gates est-il altruiste?
L'Afrique atteindra la sécurité alimentaire d'ici 2030, promet le milliardaire américain Bill Gates, en marge des investissements massifs de sa fondation. Depuis sa création en 1997, celle-ci aurait déjà investi plus de 42 milliards de dollars dans divers projets d'innovation. Entretiens croisés.
- Publié le 30-01-2015 à 14h58
- Mis à jour le 30-01-2015 à 16h07
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L'Afrique atteindra la sécurité alimentaire d'ici 2030, promet le milliardaire américain Bill Gates, en marge des investissements massifs de sa fondation. Depuis sa création en 1997, celle-ci aurait déjà investi plus de 42 milliards de dollars dans divers projets d'innovation. Entretiens croisés.
OUI
Daniel Ichbiah, biographe "Bill Gates et la saga de Microsoft"
Bill Gates est un homme intègre. Il n’est pas mû par ses propres intérêts mais par ses convictions humanistes. Lorsqu’il s’engage dans des actions philanthropiques, il le fait avec sincérité. Il croit fermement que les projets qu’il finance ont permis et permettront encore de sauver des millions de vies. Homme de défi, il est fasciné par ceux qui se posent à lui et auxquels il apportera une solution.
Les activités de Bill Gates dans le domaine de la santé, de l’éducation ou encore de la lutte contre la faim dans le monde font-elles du fondateur de Microsoft un modèle de philanthropie ?
Il a commencé ses actions philanthropiques en 1990, à petites doses. A peu près à la même époque, il y a eu le procès du gouvernement américain qui accusait Microsoft d’abus de position dominante. Bill Gates était devenu de ce fait-là assez impopulaire. En 2004, il est bousculé par la concurrence. C’est à ce moment-là qu’il développe davantage ses activités philanthropiques. Alors qu’il les considérait comme secondaires, il les fait passer au premier plan. Du jour au lendemain, il redevient extrêmement populaire; il se retrouve désigné homme de l’année par des magazines américains. Il se rend compte que ces activités peuvent redorer son blason…
C’est donc un choix calculé ?
Non. C’est le fruit d’un réel intérêt. Progressivement, il prend goût à ce jeu. Bill Gates est un homme entier. Quand il se lance dans quelque chose, il s’y implique corps et âme. C’est donc selon moi un vrai philanthrope, un homme altruiste. Lorsqu’il consacre tout son temps et toute son énergie, avec tant de conviction, à ces activités-là, il le fait de manière très sincère et généreuse. Il n’a pas de conviction religieuse mais c’est un grand humaniste. Il est intimement persuadé d’avoir sauvé la vie de millions de personnes. Il est intègre et n’est pas mû par la satisfaction de ses intérêts personnels.
Vous parlez d’un jeu. Ces activités sont-elles ludiques ?
Bill Gates est un grand joueur qui adore les jeux à grande échelle. Il dispose d’une fortune telle qu’il joue à un niveau bien supérieur à tous les autres. Et quand il joue, il aime gagner. Par nature, il aime n’être que numéro un. Et là, il est numéro un de la philanthropie, cela ne fait aucun doute.
Les objectifs qu’il se fixe dans le domaine de la santé par exemple, on citera celui d’éradiquer le paludisme, ne sont rien de plus qu’un autre défi ?
Les résultats qu’il a obtenu très rapidement dans ce domaine le rendent fier… Et le motivent à en faire davantage. Il a besoin d’énormes défis. C’est un premier de classe, il veut réussir à tout prix. D’ailleurs, il aime par-dessus tout être face à un problème et en trouver les solutions. Il ferait un excellent président des Etats-Unis ! Il maîtrise ses sujets sur le bout des doigts et s’y engage avec professionnalisme et dévouement. Son intelligence supérieure, il la met au profit de projets en faveur de la santé, de l’éducation, de la lutte contre la faim.
Est-il un modèle pour d’autres grandes fortunes ?
Il essaie de lancer un mouvement. Il y a quelques années, il a réuni toute une série de ces milliardaires, dont Warren Buffett, dans cette perspective-là : il voulait les inciter à donner une partie de leur fortune. Ce faisant, il leur a ouvert la voie de la philanthropie. Pour vous montrer l’étendue de ses convictions sociétales, il s’est opposé récemment au système de l’impôt américain parce qu’il ne voulait pas cautionner l’effort de guerre… Il a une visée humaniste dans tout ce qu’il fait. Comme chacun de nous, il est guidé par un impératif moral. Sauf que lui, il opère à une échelle bien supérieure. L’impact de son action est bien plus élevé.
N’est-ce pas paradoxal de vouloir à la fois éradiquer la faim dans le monde et être actionnaire de Monsanto ?
On peut effectivement se poser des questions sur certains de ses investissements. Cela dit, il répond que ses donations, qui sont le fruit de ses investissements, ont permis et permettent de sauver des vies. Bien que restant issu du monde des affaires, il est persuadé d’agir pour le bien commun. Il est à souligner que tous les milliardaires ne réinvestissent pas leur argent dans des activités philanthropiques comme le fait Bill Gates. Steve Jobs, par exemple, avait décidé de faire une croix là-dessus. On aimerait que les investissements de Bill Gates soient éthiques, mais je ne suis pas certain que ce soit possible… Prenez Rupert Murdoch, il n’était pas un modèle du genre non plus.
NON
Stéphane Desgain, chargé de recherches au CNDC-11.11.11 et spécialiste de la souveraineté alimentaire.
Une déformation idéologique empêche Bill Gates d’agir de façon intelligente. Son modèle, complètement en contradiction avec les besoins réels de la population, va faire plus de mal que de bien. De plus, il y a conflits d’intérêts parce que l’argent tourne en circuit fermé. Et enfin, la fondation ne peut pas prôner certaines valeurs tout en étant financée par des entreprises qui affichent exactement le contraire.
Depuis sa création en 1997, la "Bill and Melinda Gates Foundation" aurait déjà investi plus de 42 milliards de dollars dans divers projets d’innovation. Actes de philanthropie ?
Non. D’abord, ce n’est pas parce qu’on a de l’argent qu’on obtient le droit de peser sur les décisions politiques. Or, ses moyens lui donnent trop d’influence. Parce qu’il a de la fortune, Bill Gates oriente les politiques agricoles des pays du Sud où il intervient, qui plus est dans un sens qui ne va pas avec ce que demande réellement la population. Il croit qu’il va régler le problème de la malnutrition dans le monde. Il se dit : "Je travaille avec les spécialistes de la technologie génétique de Monsanto, et bien c’est par ce moyen-là que je vais régler le problème." Sauf que la lorgnette par laquelle il regarde la situation la déforme complètement ! Au lieu d’aider les pays à produire les semences dont ils ont besoin, il les leur fournit. Proposer une telle solution, c’est vraiment ne rien comprendre du tout et se tromper d’enjeu. Tout ce que Bill Gates va réussir à faire, tandis que les petits paysans exclus de son système déserteront les campagnes, c’est rendre les pays qu’il prétend aider dépendants des semences qui leur seront vendues très cher. C’est complètement absurde ! Vous savez, la meilleure façon de dominer des populations, c’est de commencer par leur donner du riz gratuit. La deuxième année, comme elles sont habituées à le recevoir, la production locale s’effondre et le pays devient dépendant des importations. Et le tour est joué. Entre Monsanto et Bill Gates, l’argent tourne en circuit fermé. Il y a donc réellement conflit d’intérêts.
Pourquoi Bill Gates agirait-il de la sorte, selon vous ?
Je ne crois pas que Bill Gates soit spécialiste de l’agriculture des pays dans lesquels il intervient. Je pense que sa vision du monde est déformée par le milieu dans lequel il vit. Et que, forcément, il est assez éloigné de la réalité. Est-il pour autant retors au point de savoir que ce qu’il diffuse comme projet est vraiment néfaste ? Même quelqu’un qui n’a suivi que quelques mois de formation sur la question agricole trouverait risible de vouloir résoudre le problème en passant par des semences améliorées ! C’est tellement bête… Donc, il y a sûrement une partie de bêtise. je pense aussi que Bill Gates est, au moins, mal conseillé par des gens qui voient clairement que cette soi-disant générosité va surtout très bien faire fonctionner une série d’entreprises et de services.
Pardon, mais la bêtise n’est pas une possibilité d’après moi…
C’est effectivement impossible que Bill Gates soit bête, quand on voit son parcours. Mais je ne parle pas de bêtise dans ce sens-là. Je rencontre tous les jours des responsables politiques qui, par un formatage idéologique, sont incapables d’entendre certains faits pourtant scientifiquement prouvés. C’est une forme de manque d’ouverture. Et ce même biais idéologique empêche, d’après moi, Bill Gates d’avoir un regard intelligent sur la situation. En outre, les conflits d’intérêts sont tels qu’on peut dire qu’on est plus proche de la corruption… Autre problème : la fondation prône certaines valeurs et se fait financer par des entreprises qui font l’inverse. D’autant qu’il ne faut pas oublier d’où vient sa richesse. Il s’est enrichi car les gens ont tous acheté Microsoft, un programme qu’il a verrouillé, il n’a pas payé les impôts là où il aurait dû, et maintenant il fait le généreux. C’est quand même un drôle de retournement de situation, non ? Et ce modèle américain de philanthropie qui prend de plus en plus d’ampleur dans la société donne un rôle démesuré à ses acteurs.
Vous estimez donc préférable que ce type d’intervention reste cantonné dans la sphère publique, quitte à ce qu’il ne se passe rien ?
Oui, parce que le caractère public garantit la démocratie et la défense de l’intérêt commun, alors qu’ici Bill Gates décide en toute puissance.
Pensez-vous que c’est également le cas dans la sphère de la santé où il intervient également ?
Evidemment. Pourquoi pensez-vous que sa fondation finance des grandes entreprises qui déposeront des brevets pour leurs innovations, au lieu de soutenir des programmes publics répondant aux besoins réels ?