Lois coécrites par les internautes, un plus pour la démocratie?
Pendant trois semaines, en France, les citoyens ont été invités à co-construire un projet de loi en ligne. Le texte sur la République numérique ainsi conçu sera soumis au vote final ce mardi à l'Assemblée nationale. Renouveau démocratique ou nivellement par le bas?
Publié le 25-01-2016 à 19h22 - Mis à jour le 26-01-2016 à 19h00
Pendant trois semaines, en France, les citoyens ont été invités à co-construire un projet de loi en ligne. Le texte sur la République numérique ainsi conçu sera soumis au vote final ce mardi à l'Assemblée nationale. Renouveau démocratique ou nivellement par le bas?
Oui - Grégoire Ducret, délégué général d'Acsel (l'association française de l'économie numérique)
En permettant à l’individu de se connecter à la société avec des outils qui font partie de son quotidien, le numérique peut ramener de l’élan démocratique. L’implication citoyenne dans la construction de la loi peut réparer la désacralisation générale de la chose politique à laquelle nous assistons. Les contributions reçues ont été de très bonne qualité. Il est même question d’étendre le procédé à d’autres lois. A quel titre avez-vous été amené à vous intéresser à la rédaction de cette future "loi pour une République numérique" en France ?
Je suis Délégué général de l’Acsel, une des plus importantes associations du numérique en France. Elle regroupe des personnes intéressées par le numérique de tous secteurs et de toutes tailles et joue un rôle "d’influenceur" auprès des pouvoirs publics.
Le vote définitif sur ce projet de loi un peu particulier doit intervenir ce mardi après-midi à l’Assemblée nationale. Le "projet de loi pour une République numérique" a effectivement été conçu avec une grande participation des internautes. Qu’est-ce que ce texte et comment s’est organisée cette consultation ?
En France, il n’y a plus eu de grande loi sur le numérique depuis plus de dix ans. Il y a un peu plus de trois, ans, Jean-Marc Hérault, alors Premier ministre, a annoncé que ce chantier aurait lieu pendant ce quinquennat. Le texte a un peu tardé pour, finalement, atterrir entre les mains d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat actuellement en charge du numérique. Celle-ci a commencé par demander au Conseil du numérique de mener une concertation sur ce qui, selon lui, devrait figurer dans ce texte. L’idée de consulter les citoyens dans le cadre d’un exercice collaboratif qui correspondrait bien à la culture numérique figurait dans ce premier rapport sur base duquel a aussi été rédigé une première mouture du texte. Une participation citoyenne a ensuite été créée, en amont du Parlement, pour permettre à l’internaute de s’exprimer. En octobre dernier s’est ouverte, sur cette plate-forme, une phase de consultation de trois semaines. Pendant cette période, 21 000 participants ont publié 8 500 contributions. Autant de suggestions, de corrections, de suppressions, d’ajouts ou d’amendements.
Est-ce beaucoup ?
C’est un bon début : 21 000 sur 60 millions de personnes, cela reste modeste… Le but est de donner à l’exercice une qualité de redynamisation de la démocratie et de l’implication citoyenne dans la construction de la loi. Après, ce n’est pas un exercice simple. Savoir comment on rédige et comment on amende un texte de loi n’est pas donné à tout le monde. A ce propos, la qualité des contributions doit être saluée. Des citoyens se sont prêtés au jeu et ont pratiqué un vrai auto-apprentissage de citoyens très éveillés qui veulent être les acteurs de la construction de la loi. Cette implication a réellement été superbe. Très réussie.
Outre les contributions, les internautes étaient également appelés à voter pour l’ensemble des suggestions proposées par leurs pairs. Quel fut le succès de cette démarche ?
Il y a eu environ 150 000 votes. Ceux-ci déterminaient les propositions préférées des internautes. Et le gouvernement a personnellement répondu aux 250 contributions les plus appréciées. On peut souligner que le vote est presque rentré dans les habitudes des internautes qui, régulièrement, notent déjà des hôtels, des vendeurs sur le Web, etc. Ce processus d’évaluation par ses pairs est courant.
Les votes étaient-ils éparpillés ou révélateurs de tendances fortes ?
Il faut dire que c’est parti un peu en tous sens. Rares furent les propositions ayant récolté plus de 50 votes. Cela étant, l’intervention citoyenne a tout de même débouché sur l’ajout de plusieurs articles.
Quelques critiques circulent sur le principe. Parmi ceux-ci, le fait d’asséner le coup fatal à la démocratie et à l’autorité des élus politiques.
C’est tout le contraire ! C’est grâce au numérique et à la participation citoyenne qu’une meilleure confiance pourra être retrouvée vis-à-vis des élus. C’est un vrai travail constructif de représentation directe. Nous vivons clairement aujourd’hui dans une société de désacralisation du politique. Mais nous pensons que, par cette reconnexion de l’individu à la société, le numérique peut ramener de l’élan démocratique. Ne pas vouloir utiliser ces outils (que les gens utilisent tous les jours) pour faire vivre la démocratie, serait une erreur. Il est d’ailleurs question d’étendre le procédé à d’autres lois.
Non - François De Bernard, consutant en stratégie, professeur de Philosophie à l'Université Paris 8, président du GERM.
Ainsi, plus il y aura d’internautes, plus il y aura de contributions à la co-écriture de la loi, plus ce sera démocratique. En clair, une loi devient irréfutable au motif qu’elle serait "participative". C’est de l’antipolitique avec une subtilité perverse de se présenter, à l’inverse, comme un mieux démocratique. C’est de la démagogie, tout simplement.
En quoi ce projet de loi pour une "République numérique" serait-il antipolitique ?
On nage en plein paradoxe. Ce projet de loi exhibe ses présentations positives "approche progressiste" ou "co-construction innovante" et se présente comme un mieux démocratique, animé de bonne gouvernance, bon pour les citoyens et pour conforter leurs droits. Pourtant, il porte des germes antipolitiques et antidémocratiques dès qu’on s’attache aux modes de consultation et de concertation auprès de tous les "supposés" interlocuteurs numériques. De manière artificielle, il restaure cette vieille idée de démocratie directe : venez, dit-il en substance, le gouvernement vous propose un texte, dites tout ce que vous avez à dire, on triera et on retiendra ce qui paraîtra légitime à la communauté des réseaux sociaux; nous n’en serons que davantage démocratiques. Dans la réalité, ce projet consiste en la mise en place d’un meilleur contrôle par l’Etat et son administration sur tout ce que ce qui se réalise dans l’économie numérique : numériser l’ensemble des activités et numériser l’ensemble des traces des citoyens (fichiers santé, fiscalité, éducation, famille...). La "République numérique" est un oxymore qui fait coexister deux choses qui ne fonctionnent pas ensemble. Comme si les langages de programmation, les lignes de codes, la numérisation de toutes les activités humaines pouvaient engendrer, comme conséquence ultime, la réalisation des idéaux démocratiques.
Cette implication citoyenne qu’est la participation à l’écriture d’une loi ne pourrait-elle pas redynamiser la démocratie ?
Ce projet propose - qui n’en voudrait pas !- une plate-forme de co-écriture de la loi et derrière, une société plus claire qui va mieux fonctionner. Génial ! Mais cette République numérique est bâtie sur le mythe de la transparence, sur ce mythe de la démocratie directe et sur le mythe d’une nouvelle politique, différente de celle bâtie depuis 200 ans de république moderne où, à travers une démocratie élective, des représentants élus, sorte de médiateurs, réfléchissent sur les textes et en débattent de vive voix entre eux. Poussé dans sa logique, ce projet de deux ministres et quelques collaborateurs à la sauce McKinsey et BCG qui organisent leur jeu de téléréalité va faire l’économie d’un Parlement. Quelle haute idée se font-ils de la "gouvernance démocratique" contemporaine ? Plus il y aura d’internautes, plus il y aura de contributions, plus ce sera démocratique. Désormais, les votes des internautes permettront de valider et de conforter la loi. Une loi qui devient irréfutable au motif qu’elle serait "participative". C’est de l’antipolitique avec une subtilité perverse de se présenter, à l’inverse, comme un mieux démocratique. Il suffit de relire Platon et Aristote. La démagogie, ce régime de l’accommodement, où celui qui parle le plus vite et le plus fort l’emporte par la faveur populaire, est l’inverse de la démocratie.
On serait donc en pleine démagogie ?
C’est une trahison intellectuelle et politique. Un tel processus nouveau mériterait une réflexion considérable sur ses modalités de mise en œuvre, voire une consultation constitutionnelle. La loi ne sera plus élaborée et débattue par des représentants politiques responsables, mais simplement "co-créée" dans un "fab-lab" - atelier de fabrication numérique - par des apprentis sorciers. Bienvenue dans cette nouvelle république qui, à coup d’algorithmes et de clics, fabrique de la loi et de la démocratie.
Et construit du lien social, postule le projet de loi.
Cette "République numérique" affirme effectivement construire davantage de lien social grâce à la magie des chiffres et des langages de programmation. C’est une pure association d’idées. On avale l’idée des autoproclamés réseaux sociaux. Et que les entreprises derrière ces réseaux sociaux sont philanthropes. Mais qu’ont-ils de social ces réseaux ? Regardez les frustrations, dérives et contentieux pour "se faire des amis" ou ces échanges numériques qui, à l’école, deviennent des foires d’empoigne. Dans la réalité, le social ne se construit pas par des outils - numériques ou autres - mais par du vivre ensemble et des activités culturelles.