Un agriculteur peut-il encore s'en sortir en Belgique?
Un conseil des ministres européens de l'Agriculture se tenait lundi à Bruxelles. Si rien ne change, il sera impossible de vivre de l'agriculture, estiment de nombreux pros, paysans de père en fils. Les métiers agricoles restent pourtant enseignés dans plusieurs écoles, confiantes. Opinions croisées.
Publié le 15-03-2016 à 16h27
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Un conseil des ministres européens de l'Agriculture se tenait lundi à Bruxelles. Si rien ne change, il sera impossible de vivre de l'agriculture, estiment de nombreux pros, paysans de père en fils. Les métiers agricoles restent pourtant enseignés dans plusieurs écoles, confiantes. Opinions croisées.
OUI
Hugues Falys, agriculteur à Bois de Lessines, professeur de phytotechnie et élevage en bachelier en agronomie à la Haute école de la province de Namur (HEPN).
L’agriculture dite classique, qui produit pour l’industrie, va dans le mur. Un autre schéma est possible. La ferme familiale, de petite taille, doit chercher des plus-values et des prix plus élevés via la diversification, la transformation et la vente aux particuliers. Elle doit aussi réaliser des économies en se détournant des pesticides et des aliments pour bétail grâce à l’autonomie fourragère. Que produisez-vous dans votre exploitation ?
Depuis une trentaine d’années, du charolais avec sa viande fondante et persillée mais aussi des fraises, des pommes, des tomates et un peu de légumes. Nous commercialisons tout ici. Je prône l’autonomie fourragère - donc pas de soja OGM importé d’Amérique du Sud. Nous ne sommes pas bio mais conventionnel. A côté, nous proposons deux gîtes à la ferme et des stages découvertes pour les enfants. Nous travaillons à trois équivalents temps plein sur l’exploitation.
Vos étudiants en Agronomie/Agriculture sont-ils formés en vain ou pourront-ils un jour vivre du métier d’agriculteur ?
L’agriculture dite classique, avec ses productions intensives (mal) achetées par les industriels et la grande distribution va dans le mur. Un autre schéma est possible. Comment ? En misant sur la diversification - avec des produits de niche et des cultures peu courantes - et sur le circuit court en commercialisant au maximum nos produits nous-mêmes, soit via un magasin à la ferme - mais cela demande une présence quasi permanente - soit à travers une coopérative style Coprosain ou des circuits qui vont directement vers le consommateur, comme la vente en ligne de "La ruche qui dit oui". Cela nécessite pas mal d’imagination et de sueur, à trouver voire à créer les marchés. La transformation permet aussi de sortir des sentiers battus. Et plutôt que de vendre un animal vivant à un marchand de bétail, vous le conduirez dans un abattoir ou trouverez un boucher qui vous le découpera pour vendre vous-même les colis de viande; plus loin vous pouvez cuisiner des plats préparés. Il sera toutefois impossible de travailler de grandes quantités de la sorte. Seules les petites exploitations à taille humaine sont concernées. Pour des légumes, avec 5 ha, un exploitant peut vivre. Un élevage sur 50 ha peut permettre à un éleveur de produire, transformer puis commercialiser sa viande, et d’en vivre. On ne parle pas ici de l’exploitation type plateau de Bastogne qui aligne 500 vêlages en blanc bleu belge. Là, on tombe dans le système industriel où l’agriculteur n’est plus maître de grand-chose, avec ses marges très faibles et une hypersensibilité à la fluctuation des prix.
Comment est-on arrivé à cette situation agricole aussi dramatique ?
Nous sommes dans une économie de marché avec sa loi de l’offre et de la demande mais avec des milliers de producteurs en face de quelques acheteurs industriels, cinq dans la pomme de terre, une poignée dans le lait et dans la viande. Cette loi est complètement déséquilibrée. Les pouvoirs publics devraient s’en mêler pour contrebalancer cette situation mais l’Europe ne veut plus rien réguler. Je répète deux choses à mes étudiants. Un : de ne plus attendre que ces pouvoirs publics sécurisent votre revenu, ils n’en ont plus rien à foutre. Deux : il faut bien sûr aller chercher des plus-values et des prix plus élevés, mais avant ça, il faut dépenser moins d’argent. Aujourd’hui, les techniques permettent de réduire les pesticides et d’élever en autonomie fourragère. Or, depuis des décennies, l’agriculture est conseillée par les vendeurs de pesticides et d’aliments pour bétail. C’est du non-sens et fort coûteux. Diminuer ces produits permet à l’agriculteur de réaliser de grosses économies.
Est-il possible qu’un jeune se risque dans l’agriculture de quantité ?
Les grandes productions fournissent l’industrie. Si un jeune voudra s’embarquer dans une grosse exploitation, c’est parce qu’il sera né dedans. Impossible de se lancer seul vu le besoin en capital. Mais une discussion familiale devra décider du comment libérer les capitaux et les mettre à sa disposition, souvent via un montage de sociétés. Le capital peut toutefois venir de l’extérieur, d’industriels. Plus maîtres chez eux, ces agriculteurs deviennent des faux indépendants ou des salariés contractuels. C’est la tendance dans les grands élevages de porcs et de volailles. En bovins laitiers, cela commence aussi. Mais attention, l’autre schéma - diversification, qualité et vente directe - n’est réservée pour l’instant qu’à une minorité d’agriculteurs parce que seule une petite proportion des consommateurs est prête à participer à ce genre d’agriculture et de commercialisation, en osant se déplacer ailleurs qu’au supermarché. Le changement est lent.
NON
Erwin Schöpges, agriculteur à Amblève, vice-président du MIG (groupe de défense des producteurs de lait) et cofondateur de l'EMB (European Milkboard Belgium).
Notre fils de 22 ans aimerait bien reprendre la ferme mais je crois que ce sera impossible et je ne lui conseille pas. La réserve financière que mon père avait commencé à créer a presque disparu. Ce sera le cas d’ici quelques mois. Je me demande si je ne vais pas arrêter. Nous avons pourtant investi dans le produit laitier équitable. Et les gens nous suivent mais cela ne suffit pas encore pour soutenir l’exploitation.
Quelle est votre situation professionnelle ?
Je suis à la tête de l’exploitation créée par mon grand-père. Elle fut reprise par mon père qui me l’a transmise, à son tour, il y a vingt-cinq ans. Je n’ai pas de cultures mais uniquement de l’herbe et soixante vaches laitières.
Est-ce beaucoup ?
Il y a vingt-cinq ans, cela l’aurait été. Mais cela ne représente plus grand-chose par rapport aux nombreuses exploitations industrielles qui ont 150 ou 200 têtes. Pour nous, on parle plutôt d’exploitation familiale.
Vous travaillez donc en famille ?
Non, je suis tout seul. Ma femme travaille en dehors de la ferme comme comptable. Notre fils de 22 ans aimerait bien reprendre la ferme mais je crois bien que ce sera impossible et je ne lui conseille pas.
Vous étiez parmi les manifestants à Bruxelles, lundi, pour réclamer des solutions pour votre secteur. Très concrètement, en quoi consistent vos difficultés ?
Depuis la première crise de 2009, nous avons perdu un paquet d’argent. En 2012-2013, il y a à nouveau eu une grande chute du prix puis encore une, à nouveau, depuis un an. Résultat : toute la réserve financière que mon père avait commencé à créer a presque disparu. Si cela continue encore ainsi quelques mois, tout sera parti. J’ai beaucoup de difficultés à payer toutes les factures : le vétérinaire, les fournisseurs, les réparations des machines, etc. Je n’y arrive plus… Je me demande vraiment si je ne vais pas arrêter. C’est clair : je perds de l’argent chaque fois que je rentre dans l’étable. Je vends mon lait 27 centimes/le litre alors que mes coûts s’élèvent à 33 centimes.
Si vous payez pour travailler, qu’est-ce qui vous retient de tout arrêter ?
Je suis devenu agriculteur parce que j’étais passionné par ce métier. J’aime travailler avec les bêtes, dans les champs. C’est toute une vie qui m’a été donnée par mes parents, mes grands-parents. On a toujours travaillé ensemble, on a créé tout ce patrimoine. Ce qui me choque le plus, c’est que c’est moi qui vais détruire tout ce que ma famille a construit.
Qu’est-ce qui aurait dû être fait, ou fait autrement, pour que vous ne soyez pas dans cette situation-là ?
Principalement, la mise en place des primes et autres subventions a été un mauvais choix dès le départ, qui a entériné le fait que nous travaillions en dessous de nos coûts de production avec une compensation financière. Cela ne peut pas être un bon système. C’est la raison pour laquelle nous nous battons depuis toujours pour obtenir un prix correct pour notre travail et notre production. Depuis près de dix ans, les décideurs politiques ont décidé de libéraliser le marché, c’est-à-dire de mettre en place la concurrence entre les agriculteurs et entre les différents pays, qui a démoli tout ce que nous avions réussi à mettre en place pendant des générations.
Pourquoi est-il important de conserver des fermes comme la vôtre en Belgique ?
Regardez un peu autour de vous : la nature, les champs, les paysages… L’heure est aux exploitations industrielles qui défigurent tout cela. Ce n’est pas la vue de l’agriculture que veulent les citoyens. Par ailleurs, il faut savoir que la qualité de la production d’une exploitation qui n’est pas familiale est beaucoup moins bonne. L’exploitation industrielle, ce sont 500 vaches dans une étable, ou des milliers de porcs, nourris avec des antibiotiques ou je ne sais quoi… Je pense que si les consommateurs veulent garder la qualité de leur nourriture et de leur environnement, ils ont un rôle à jouer dans leurs choix.
Et si votre manière de procéder était une fois pour toutes dépassée : serait-ce une possibilité ?
Non. L’avenir est aux circuits courts. Nous avons nous aussi créé notre propre "lait équitable" (le lait Fairebel) et nous voyons que les consommateurs nous suivent. Seulement, cela ne suffit pas encore pour sauvegarder les exploitations aujourd’hui. Il faudra encore des années avant que cela devienne intéressant. Il faut augmenter la masse vendue. Et nous n’avons pas ce temps-là…