Reconnaître l'enfant né sans vie, menace contre l'IVG?
Comme souvent avant l'été, le débat sur le statut civil des "enfants mort-nés" resurgit. Le point est à l'agenda de la commission Justice de la Chambre, ce mercredi. Cette discussion délicate bloque depuis des années. Le changement pourrait-il passer en force, cette fois-ci? Opinions croisées.
Publié le 20-04-2016 à 16h44 - Mis à jour le 20-04-2016 à 16h59
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Comme souvent avant l'été, le débat sur le statut civil des "enfants mort-nés" resurgit. Le point est à l'agenda de la commission Justice de la Chambre, ce mercredi. Cette discussion délicate bloque depuis des années. Le changement pourrait-il passer en force, cette fois-ci?
OUI - Sylvie Lausberg, directrice du département Etudes et Stratégies du Centre d'action laïque (Cal)
Donner un état civil, c’est reconnaître comme enfant. Aujourd’hui, on peut le faire après 180 jours de grossesse. Si on abaisse ce seuil à partir duquel l’embryon est reconnu enfant, cela rendra encore plus traumatisante pour certaines femmes la fin prématurée de leur grossesse. De plus, cela constitue un premier pas, une porte ouverte vers une érosion plus importante encore du droit à l’avortement.
Il y a environ un an, vous tiriez déjà cette même sonnette d’alarme. Selon vous, les textes en discussion en Commission Justice de la Chambre constituent une menace contre le droit à l’avortement. Pouvez-vous nous réexpliquer en quoi consistent les propositions de loi et ce qui vous permet de faire ce lien ?
Il y a donc plusieurs propositions de loi sur la table dont l’objectif premier est "d’adapter la législation sur les enfants nés sans vie aux progrès de la néonatalité" : tels sont les termes utilisés dans la déclaration gouvernementale. Aujourd’hui, un enfant né sans vie à six mois de grossesse (180 jours) peut faire l’objet d’une déclaration de naissance (et de décès) à la commune. Dans les textes en discussion, il est question d’abaisser cette limite à 140 voire 85 jours, d’après nos informations. En Belgique, on peut avorter légalement jusqu’à 84 jours (12 semaines). Si on met dans la loi qu’à 85 jours, on peut avoir un acte de naissance et un nom de famille, cela signifie qu’on parle d’un enfant. On ne donne pas un nom de famille et un acte de naissance à quelque chose qui n’est pas un enfant. Donc, cela veut dire que si vous avortez à douze semaines, c’est en sachant que le lendemain votre embryon serait un enfant. Psychologiquement, c’est atroce.
Ensuite, cela veut dire aussi que si ceci est inscrit dans la loi, on ne pourra plus jamais toucher aux délais pour avorter (sinon il s’agirait de tuer un enfant, donc d’un homicide), alors que nous avons une des limites les plus basses en Europe (en général, c’est 14 ou 15 semaines).
Enfin, le plus grave concerne les interventions médicales de grossesse. Imaginez une femme qui doit prendre la décision d’interrompre sa grossesse à quatre mois et demi pour raisons médicales : on va lui proposer un acte de naissance pour une grossesse qu’elle a décidé d’interrompre ? C’est vraiment délirant !
Le pire, c’est qu’aucune de ces propositions de loi n’a tenu compte de tout ce que les professionnels de terrain sont venus raconter l’année passée devant la Chambre !
Justement, que s’est-il passé depuis le printemps 2015 ?
A l’époque, nous avions demandé des auditions en urgence. Nous estimions qu’il fallait consulter toute une série de personnes (médecins, psys, juristes, parents, états civils…) avant de prendre une décision. Après ces consultations, il n’y a plus eu de réunion. Et voilà que le sujet est inscrit à l’agenda de la Commission Justice ce mercredi matin. L’objectif est de trouver un consensus entre plusieurs textes. L’idée figure effectivement dans la déclaration de politique du gouvernement Michel et, comme telle, elle se discute en réunion de majorité. Manifestement, le CD&V est très accroché à ce dossier et voudrait faire passer le texte avant l’été, ce qu’il n’est pas parvenu à faire l’an dernier à cause des auditions (NdlR : contactée, madame Sonja Becq n’a "pas souhaité s’exprimer sur le dossier pour le moment" ). Raison pour laquelle il impose ce débat à un moment où l’on pourrait se dire que la Commission Justice a franchement d’autres chats à fouetter ! Peut-être espère-t-il aussi qu’il sera impossible d’intéresser l’opinion publique, préoccupée par des problèmes bien plus graves que ceux-là…
Ces propositions ne vont-elles pas dans le sens de ce que demandent les familles pour les aider à faire leur deuil ?
Il existe en effet deux associations en Flandre qui, depuis plus de dix ans, écument les cabinets avec cette demande. Mais ce sont des cas très particuliers qui ne représentent pas énormément de gens. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut pas entendre leur demande mais que, pour un petit nombre qui veut un acte de naissance, on va mettre en place une législation qui vaut pour tout le monde. Si la norme est de pouvoir reconnaître l’embryon à douze semaines, la femme qui fait une fausse couche, et qui vit déjà un moment très compliqué, subira une double peine si la loi lui dit qu’elle peut donner un nom, un prénom et obtenir un acte de naissance. C’est d’une violence terrible à l’égard des femmes !
Aucun de ces textes ne vous convient donc, définitivement ?
Non. Pour nous et les professionnels de terrain, il est évident qu’il faut améliorer les mesures d’accompagnement. Là, en revanche, pas une ligne de texte ! Par contre on veut faire croire qu’il n’y a plus de limites entre vie et mort, entre embryon et enfant ? De plus, ce serait un premier pas vers un recul encore plus spectaculaire.
NON - Claire Rommelaere, Juriste, assistante à la Faculté de droit et membre du Centre de bioéthique de l'Université de Namur et auteur de "Article 80bis du code civil, deuil périnatal et droit" dans Actualités du droit de la famille
Avortement et deuil périnatal sont deux réalités différentes, mais deux souffrances qui doivent être acceptées comme telles dans notre société. Le droit - régulateur social - doit se soucier des deux. La loi doit évoluer - avec les progrès de la néonatalogie - et accorder un acte de déclaration d’enfant sans vie à partir de 140 jours de grossesse. Une reconnaissance sociale importante pour les parents en deuil.
Quelle est la situation actuelle des enfants mort-nés en dessous de 180 jours de grossesse ?
Si l’enfant est mort-né en deçà des 180 jours de gestation, aucune déclaration ne peut ni ne doit être effectuée. Au niveau état civil, il n’y a donc rien. Après 180 jours, l’article 80bis du code civil oblige à un acte de déclaration d’enfant sans vie (inscrit dans le registre des décès), avec mention éventuelle du prénom. Sans lien aucun avec le code civil, il y a aussi possibilité, en matière de funérailles et de sépulture, d’inhumer le fœtus après 106 jours de grossesse en Wallonie et 84 jours en Flandre.
Ce "rien" civil de l’enfant mort-né en deçà de 180 jours apparaît mal vécu par certains parents, une particularité du XXIe siècle liée à l’enfant-désir ?
Il ne s’agit pas d’une mode ou d’une volonté actuelle de tout "psychologiser". La souffrance causée par une perte périnatale, même entre 3 et 6 mois de grossesse, a toujours existé. Une mère était enceinte et ne l’est plus. Sans doute, les techniques de plus en plus poussées de surveillance de la grossesse lui donnent une dimension nouvelle. La médicalisation de la grossesse amène en effet les parents à personnaliser très tôt le fœtus qui est déjà leur enfant. Dès douze semaines, un profil humain miniature est visible à l’échographie. Il n’est dès lors guère étonnant que la perte du fœtus soit ressentie comme la perte d’un enfant et non comme celle d’un simple espoir d’enfant. Cela met par terre un projet de vie. Ce deuil intense, renforcé par le sentiment que personne ne le comprend, est peu reconnu socialement. Le droit a ici un rôle à jouer en permettant à ces parents d’inscrire socialement l’existence de leur enfant. L’acte de déclaration d’enfant sans vie est une reconnaissance sociale de cet enfant pour ses parents. A ne pas confondre avec une reconnaissance de la personnalité juridique, à laquelle seul peut prétendre, dans notre droit, un enfant né vivant et viable.
Que pensez-vous d’une modification législative qui ramènerait ce seuil critique de 180 à 140 jours de grossesse ?
C’est pertinent d’un point de vue scientifique. Cela correspond à l’évolution de la néonatalogie. En dessous de 140 jours ou 22 semaines d’aménorrhée, on est sûr qu’un enfant n’est pas viable. Juridiquement, il serait cohérent d’accorder un acte de déclaration d’enfant sans vie à partir de 140 jours de grossesse.
Serait-ce un pas vers une remise en cause du droit à l’IVG, comme le soutiennent ses opposants ?
Non parce qu’une modification de l’article 80bis du code civil permettant dès 140 jours de grossesse une déclaration d’enfant sans vie n’entraîne pas l’acquisition de la personnalité juridique - avec des droits et des obligations - et donc ne s’oppose pas à l’avortement. Avortement et deuil périnatal sont deux réalités différentes qui doivent être acceptées comme telles dans notre société. Pour certaines, la grossesse est un drame et pour d’autres, c’est un espoir immense. Mais quand il y a perte de l’enfant espéré, il y a aussi une souffrance. Le droit - régulateur social - doit se soucier des unes comme des autres. Il soutiendra les femmes dans une situation de détresse à cause d’une grossesse. Il doit soutenir les parents en détresse à cause d’une grossesse qui a tourné court. Acceptons ces deux réalités qui ne se mettent pas en cause l’une et l’autre. J’ai rencontré beaucoup de parents en souffrance, leur combat n’est pas celui de la lutte contre la légalité de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ils ne jugent pas. Leur demande est ailleurs. La vraie menace pour l’IVG est d’oublier l’origine de sa légalisation. Parce que dans les pays où l’IVG est poursuivi, il y a autant d’avortements mais clandestins et dans des conditions déplorables. Le droit - qui doit défendre avant tout les individus en vie - a permis, chez nous, d’accueillir cette souffrance. Réciproquement, notre droit doit soutenir la souffrance de parents en leur permettant d’inscrire socialement l’existence de leur enfant mort-né dès 140 jours de grossesse.