Sortir un album posthume, est-ce immoral?
Que faire avec les oeuvres inachevées ou non publiées par un artiste de son vivant, en l'absence d'instructions explicites de sa part? Est-ce violer sa mémoire que de révéler ses inédits au grand public? En musique, deux théories s'affrontent. Opinions croisées.
Publié le 11-05-2016 à 20h05 - Mis à jour le 11-05-2016 à 20h06
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Que faire avec les oeuvres inachevées ou non publiées par un artiste de son vivant, en l'absence d'instructions explicites de sa part? Est-ce violer sa mémoire que de révéler ses inédits au grand public? En musique, deux théories s'affrontent. Opinions croisées.
OUI - Azzedine Fall (chef de la rubrique "musique" de Inrocks.fr et journaliste aux "Inrocks")
Je juge l’immoralité de ces publications à l’aune du geste artistque. L’artiste les a-t-il enregistrées dans la perspective des les rendre publique ? A sa mort, les maisons de disques se rendent compte qu’elles sont assises sur un trésor de guerre, quand bien même tout ne serait pas abouti. On voit à qui profite le crime... La réflexion sur le caractère moral n’a pas de lien avec la qualité des morceaux.
Pourquoi est-il immoral de diffuser des titres posthumes ?
Tout dépend des conditions d’enregistrement des morceaux et de la manière dont s’articule la promotion. Je trouve cela immoral dans les cas où une publication ne respecte pas la volonté et le travail de l’artiste. Le cas qui me vient spontanément à l’esprit pour illustrer mon propos est celui de Kurt Cobain. Son album solo est sorti 20 ans après sa mort, en même temps que celle d’un documentaire consacré à sa vie. Il était composé de chutes de studio, de petites reprises qu’il avait enregistrées parfois avec un dictaphone. Ces morceaux n’étaient pas du tout destinés à sortir. Sortir un album, c’est dévoiler une partie de son intimité. C’est personnel. Au moment où Kurt Cobain enregistre les chansons susmentionnées, il ne le fait pas dans l’optique de les rendre publiques. Elles concernent sa vie intime et quotidienne. De plus, il n’avait jamais prévu de sortir un disque en dehors de Nirvana. Le dissocier de son groupe dénature son travail. Je juge ces publications à l’aune du geste artistique : si on est face à du matériel enregistré en studio pour les besoins d’un album, je n’y vois aucune infraction à la morale. Par contre, si ce sont des cassettes retrouvées au hasard, j’y vois un souci d’ordre moral.
D’autres exemples peuvent ils illustrer cela ?
Après la mort de Michael Jackson, il y a eu un morceau avec Justin Timberlake. On ne sait pas si le roi de la pop avait l’intention de le faire ou si ça tenait d’un engagement entre les maisons de disque. Dans le rap, Tupac et Notorious BIG ont sorti de nombreux albums très différents les uns des autres après leur mort. Trois semaines après la mort du second, son album "Life after Death" sortait. Il était donc prêt. Mais celui qui accompagnait le biopic, 12 ans après son assassinat, pose question. Les deux rappeurs n’avaient plus de maîtrise sur le travail qu’on leur a attribué. C’est dérangeant.
Ces publications sont-elle une dérive commerciale ? Répondent-elles à la curiosité du public ?
Oui. On comprend vite à qui profite le crime. Il y a une grosse montée d’émotions à la mort d’un artiste emblématique, symbolique. Les maisons de disques se rendent compte qu’elles sont assises sur un trésor de guerre, quand bien même tout ne serait pas abouti. J’imagine que leur but est d’éterniser et de séquencer cette matière le plus longtemps possible. Selon le degré de respect que l’on a pour un artiste et son œuvre, on dégradera plus ou moins son travail… Continuer à prolonger l’œuvre d’un artiste peut se faire par le documentaire. "Amy" en est un exemple bluffant. Quant au public, une partie est très critique et ne souhaite pas la publication de productions qui ne ressemblent pas à l’artiste qu’il a aimé. Il y a un côté phénomène de foire où l’on a toujours envie d’en connaître et d’en écouter plus. Il est dommage d’aller chercher dans des chansons moins qualitatives et mal produites pour continuer à faire parler d’eux.
Justement, la question de la moralité ne se pose-t-elle pas uniquement lorsque la qualité manque ?
Pas forcément. Même si les chansons sont magnifiques, comme c’est le cas avec le récent album de Jeff Buckley, cela me gêne dans la mesure où l’artiste les considère inachevées et donc indignes de sortie. Il est problématique de passer outre son droit de regard. Pour Michael Jackson, on a terminé des chansons entamées. L’artiste était pourtant méticuleux, consciencieux, presque un "control freak". Plusieurs producteurs sont passés sur ces morceaux, en ont revendiqué la paternité. Ça a donné lieu à un cadavre exquis plutôt qu’à une production de M. Jackson ! Ça va même parfois plus loin : on déborde du cadre de la musique. C’est ce qui s’est passé avec la recréation d’un hologramme de Tupac pour créer un concert devant des milliers de personnes. C’est fou ! On contrevient même au droit à la propriété intellectuelle et à l’image. Avec la mort d’Amy Winehouse et de Prince, le débat se pose à nouveau. Et il continuera de se poser à chaque anniversaire symbolique de la mort d’artistes qui le sont toujours.
NON - Josselin Bordat (co-fondateur de "Brain Magazine" et co-auteur de "Dictionnaire de la mauvaise foi musicale" - avec Basile Farkas, éd. Chiflet&Cie, 2009)
Le public doit connaître ces documents historiques. Les esquisses de grands peintres ne choquent personne. Tout le monde considère qu’il est intéressant voire capital de comprendre comment ils travaillaient. Le principe de publication posthume n’est pas attaquable en soi, sous prétexte que certaines sorties sont des ratés. La question de la moralité ne se pose d’ailleurs que quand la qualité est médiocre.
Lorsqu’elle est légale, la publication posthume des œuvres qu’un artiste n’avait pas forcément envisagé de rendre publiques avant sa mort est-elle pour autant morale ?
Donc, nous ne parlons clairement ici que des cas où cette publication est légale. Je peux vous répondre en ce qui concerne le cas de Michael Jackson que je connais bien et qui est absolument passionnant parce qu’il y a eu deux œuvres posthumes qui nous permettent d’examiner deux cas de figure. Dès qu’il est mort, un album a été fait à la hâte pour des raisons commerciales. S’y trouvent des inédits, mais aussi des morceaux que Michael Jackson n’a pas eu le temps de terminer et que les techniques modernes ont permis de compléter. L’objet a été fort critiqué. Il ne respecte pas l’intention artistique du défunt, il n’est réalisé que pour des questions de fric mais, surtout, il est de très mauvaise qualité. Vous remarquerez d’ailleurs que la question de la moralité de cette démarche ne se pose que quand la production est ratée. C’est là qu’il est intéressant de comparer avec ce qui s’est passé pour le deuxième album posthume du même artiste, sorti en 2014. Celui-là a été scindé en deux parties. La première présente des enregistrements que Jackson avait terminés au stade de démo ou quasiment finis. Ce sont, si vous voulez, des pièces historiques. Pour moi, elles sont non seulement morales mais nécessaires. Quand on est face à des génies comme Michael Jackson, la qualité de leur œuvre est telle qu’on doit pouvoir accéder à leurs essais. Ceux-ci appartiennent quasiment au patrimoine de l’humanité. Il ne choque personne qu’on retrouve des esquisses de grands peintres. Tout le monde considère qu’il est intéressant voire capital de comprendre comment ils travaillaient. Je considère pour ma part que c’est la même chose en ce qui concerne Jackson. Pour la seconde partie de l’album de 2014, les producteurs (soit des gens qui avaient travaillé avec Michael Jackson, soit qui connaissaient parfaitement son travail) ont œuvré en historiens. Ils ont pris des morceaux qui étaient très avancés et se sont servi des techniques modernes pour reconstituer ce qui pourrait ressembler à de nouvelles chansons mais qui, pour autant, respecte parfaitement la façon de faire de l’artiste. Au final, on a des morceaux qui sont, parfois même, presque meilleurs que les titres enregistrés de son vivant. Et ils ont été reconnus comme tels. L’idée qu’un album posthume est immoral ne tient pas, puisqu’on voit bien qu’il n’est utilisé que quand le produit est raté.
Ces reconstitutions que vous qualifiez de réussies pourraient-elles être une violation, en ce qu’elles ne sont pas supervisées jusqu’au bout par leur créateur, a fortiori quand celui-ci mettait la barre qualitative très haut ?
Non. Cet argument ne tient pas la route et ceux qui l’avancent font preuve d’une grande méconnaissance de la manière dont se construit un album. Michael Jackson contrôlait tout, mais il avait besoin d’une équipe pléthorique pour travailler. On ne peut donc pas dire que le travail réalisé par lui de son vivant était le produit de son intention pure et unique. Du coup, on se retrouve avec ce paradoxe que certains morceaux posthumes respectent plus la musique de Jackson que d’autres, aboutis de son vivant. Pour répondre à votre question de base : quand je vois un album comme celui-là, j’affirme que non seulement une sortie posthume n’est pas immorale, mais elle est nécessaire. Le principe de publication posthume n’est pas attaquable en soi pour la seule raison que certains albums posthumes sont ratés.
Avez-vous d’autres exemples ?
Le cas de Jeff Buckley est intéressant aussi. Quelques années après sa mort est sortie une compilation de chutes de studio vraiment pas terrible… Là non plus, aucun problème moral. Ce sont, à nouveau, des documents historiques. Il n’empêche que, comme auditeur, je peux trouver cela très mauvais. Je termine avec l’exemple de Kurt Cobain, le leader de Nirvana. Lorsqu’il est mort, il y a eu une telle pression marketing qu’on a sorti des choses pas toujours appréciées. On peut les juger pas très bonnes si on les considère comme un album en soi. Par contre, si on est fan de Nirvana, on a forcément envie de connaître ces pièces. La portée historique et la qualité musicale ne concordent pas toujours.