Faut-il réécrire les livres "jeunesse" ?
Les albums de "Martine" subissent une cure de jeunesse. Les vingt-premiers ont déjà été publiés sous leur nouvelle forme. Le reste suivra d'ici janvier 2017. La Bibliothèque rose fait pareil depuis dix ans. Faut-il vraiment moderniser tous les textes ? Opinions croisées.
Publié le 20-05-2016 à 16h14
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/W5SKDL54SJCCVI5H3EN3IKALAA.jpg)
Les albums de "Martine" subissent une cure de jeunesse. Les vingt-premiers ont déjà été publiés sous leur nouvelle forme. Le reste suivra d'ici janvier 2017. La Bibliothèque rose fait pareil depuis dix ans. Faut-il vraiment moderniser tous les textes ? Opinions croisées.
OUI
Rosalind Elland-Goldsmith, auteure pour la jeunesse. C'est elle qui a notamment "adapté" la Comtesse de Ségur et qui se charge de réécrire "Martine".
C’est une question de survie pour les classiques de la littérature "Jeunesse" confrontés à la concurrence de la production moderne. Ce qu’on me demande, c’est de proposer aux enfants un texte qui sera plus actuel, plus en phase avec leurs possibilités de compréhension, leurs habitudes de lecture et les standards éditoriaux contemporains. L’intervention porte sur le style, la langue, les références, les valeurs. Pour quelles raisons selon vous les livres pour la jeunesse doivent-ils être réécrits ?
La question qui se pose pour les classiques de la jeunesse est celle de leur survie. Dans une production très abondante, les classiques peuvent parfois paraître dépassés, datés dans leur forme, par rapport à la production contemporaine. Par conséquent, la modernisation et l’actualisation peuvent être nécessaires pour leur permettre de survivre tout simplement.
Vous êtes une spécialiste de ce genre de travail. Parlez-nous de quelques-unes de vos missions. Quel est exactement votre cahier de charges lorsqu’on vous demande d’effectuer ce rajeunissement ?
J’ai travaillé sur les classiques de la Bibliothèque rose chez Hachette (le plus connu est "Le Club des Cinq"), et je travaille actuellement sur les "Martine" de Marcel Charlier chez Casterman. Ce qu’on me demande, c’est de proposer aux enfants un texte qui sera plus actuel, plus en phase avec leurs possibilités de compréhension, leurs habitudes de lecture et les standards éditoriaux contemporains. L’intervention peut porter aussi bien sur des questions de style (certains textes peuvent par exemple paraître surannés à cause de la langue ou de dialogues peu oralisés), que de mise en page (une typographie dépassée), de réseau référentiel (certains objets ou situations ne peuvent plus être compris par les enfants comme, dans Martine, une balance à poids, une essoreuse à main ou un tourne-disque : le travail consistera alors à les contextualiser) ou, encore, de valeurs (quelques notations qu’on qualifierait de racistes aujourd’hui sont supprimées, comme les préjugés anti-gitans qui étaient véhiculés dans les premiers livres du "Club des Cinq"). Par ailleurs, il peut y avoir également une volonté de proposer des histoires un peu plus dynamiques. L’ensemble de la collection a été écrit sur une longue période de temps, l’idée est aussi d’homogénéiser l’ensemble.
Considérez-vous que l’esprit de l’œuvre est respecté ?
C’est évidemment le défi : procéder à un rafraîchissement tout en respectant l’esprit des textes, de l’auteur et de l’univers classique. Pour le "Club des cinq", les traductions françaises produites dans les années ‘50 répondaient à certains standards. On demandait alors aux auteurs d’écrire au passé simple par exemple, ou de ne pas hésiter à employer des subjonctifs imparfaits. Je crois même que, dans les premières versions, les enfants se vouvoyaient entre eux parce que c’était ce qu’on estimait être la bonne littérature à mettre entre les mains des jeunes. Aujourd’hui, comme l’écriture et les styles ont fortement évolué, on peut se permettre de transposer toute la traduction au temps présent.
Cette transposition est énergiquement critiquée par les lecteurs d’autrefois sur Internet. Que leur répondez-vous ?
Chacun est attaché à la version qu’il a aimée étant enfant. C’est cela qu’il regrette. Et je le comprends. Après, lorsque l’on met ces nouvelles versions entre les mains des enfants, ils les apprécient beaucoup. Du coup, ces livres se vendent alors que, la plupart du temps, lorsqu’une modernisation est décidée, c’est suite à une étape où les ventes étaient moins bonnes. Le rafraîchissement leur permet donc de rester dans le circuit de ventes.
Tous les livres peuvent-ils être réécrits selon vous ou y a-t-il une limite à ne pas franchir ?
J’ai également travaillé sur les livres de la Comtesse de Ségur qui, eux, ont accédé à un statut littéraire supérieur. Du coup, les textes n’ont pas été retravaillés. En revanche, il y a eu un gros travail d’adaptation et de recontextualisation, par des notes de bas de pages et autres avertissements ou postface.
Où en êtes-vous du travail sur "Martine" ?
J’ai réécrit les deux tiers des soixante albums. Les vingt premiers sont déjà sortis sous leur nouvelle forme. Les autres suivront d’ici début 2017.
Quels retours avez-vous ?
Ils sont bons. Les parents sont heureux de pouvoir procurer à leurs enfants le plaisir qui fut le leur, enfant. Ce qui n’aurait pas été possible sans rafraîchissement. L’aspect un peu vieillot constituant un frein.
Non
Laurence Tutello, libraire jeunesse indépendante.
Dans de nombreux cas de réécriture des livres pour enfants, le présent remplace le passé simple, le vocabulaire est appauvri, les descriptions raccourcies, voire évincées. La tendance est de vouloir tout simplifier afin d’éviter que l’enfant se trouve devant l’incompréhension. Pourtant, celle-ci est une porte vers l’imaginaire et nourrit la curiosité. Gardons nos exigences d’excellence.
Quelles modifications constatez-vous ?
Les principaux changements sont faits au niveau du langage et du vocabulaire. Les histoires sont racontées au présent, on y remplace ou supprime des expressions. La tendance est de vouloir appauvrir le vocabulaire des enfants avec pour argument qu’ils ne comprennent pas. Mais pendant des générations, il y a des mots qu’ils n’ont pas compris - encore aujourd’hui, certains adultes ne comprennent pas l’entièreté des mots lorsqu’ils lisent. De cette incompréhension naît la curiosité, le désir de savoir et de chercher. Elle fait naître le désir de comprendre et d’imaginer. Il est lamentable de ne leur donner que des livres écrits sans passé simple ni impératif.
Quels sont les exemples les plus marquants ?
"Le Club des cinq" (ouvrages d’Enid Blyton retraduits et surtout simplifiés à partir de 2006, NdlR) est un cas d’école tant il a perdu de sa consistance. Le présent remplace systématiquement le passé simple, le vocabulaire a été appauvri, les descriptions raccourcies, voire évincées… Pourtant, les enfants sont tout à fait capables de comprendre qu’il s’agit d’une œuvre du siècle dernier.
Cela a un impact sur l’imaginaire : le langage utilisé n’emmène pas les enfants dans une autre dimension, ne les fait pas vivre des aventures par procuration. Il est au présent et terre à terre mais est en décalage avec leur réalité (la technologie…) alors que quand c’est écrit au passé, la distance nécessaire se crée et suscite l’imagination par rapport à une époque révolue.
L’exigence littéraire doit-elle être présente dès le plus jeune âge ?
Oui. C’est grâce à elle que l’on parvient à élever et à faire grandir les enfants. La richesse du vocabulaire y participe. L’interrogation permet par ailleurs de créer le lien entre l’enfant et le parent. Malheureusement, les parents sont en demande de livres plus simples et ont peur de la complexité et de la difficulté.
On prend les enfants pour des imbéciles ! On oublie que ce sont des êtres qu’il faut faire grandir et que les mots et les constructions de phrases sont comme de la vitamine.
Comment explique-t-on cette tendance à réécrire les livres pour enfants ?
Je ne l’explique pas vraiment. Mais je pense que c’est la volonté d’une nouvelle génération d’éditeurs peu en phase avec le monde de l’enfance. Ils optent pour une simplification générale, un lissage.
Au-delà de l’édulcoration du texte, on constate que les éditeurs veulent être politiquement corrects, que rien ne doit faire de vague. Pourtant, c’est bercer les enfants d’illusions : le monde n’est pas propre… Les séries ou les dessins animés d’une rare violence qu’ils regardent témoignent d’une certaine incohérence.
Quel est l’impact que ceux-ci ont sur la réécriture ?
La novélisation, soit un livre tiré d’un dessin animé, a un impact immense sur la réécriture. Quel dommage ! Cela n’apporte rien. C’est d’une platitude sans nom.
Un certain rafraîchissement n’est-il pas nécessaire pour coller à la réalité de l’enfant, tant du point de vue de la langue que des représentations ?
Il pourrait y en avoir quelques-uns, mais quel est l’intérêt de tout changer ? Autant alors lire des livres contemporains, sans dénaturer les livres écrits il y a 50 ans. Ainsi, "Le club de la pluie" est un "Club des cinq" moderne.
La réécriture ne permet-elle pas de toucher un public qui, autrement, ne lirait pas ?
Justement, offrons à ces enfants-là tout ce que la littérature a de magique et non une copie conforme de leurs dessins animés. Car ils n’ont alors aucune valeur ajoutée.
Y a-t-il un dictât de cette littérature jeunesse-là ?
Qu’il faut combattre ! Imposons l’excellence littéraire et d’illustration. Sortons des balises qui créent des enfants uniformisés.