Les masters en anglais, une menace pour le français?
Les universités belges proposent de plus en plus de masters en anglais. La Fédération Wallonie-Bruxelles s'inquiète pour la qualité des savoirs. L'UCL défend ses choix orientés vers le marché du travail. Ripostes.
Publié le 16-09-2016 à 10h35 - Mis à jour le 16-09-2016 à 11h57
Les universités belges proposent de plus en plus de masters en anglais. La Fédération Wallonie-Bruxelles s'inquiète pour la qualité des savoirs. L'UCL défend ses choix orientés vers le marché du travail.
Oui
Jean-Marie Klinkenberg, président du Conseil de la politique linguiste en Belgique.
" Les universités se servent de l’anglais comme un produit d’appel. Or, les gains et les pertes de l’usage de cette langue n’ont pas été mesurés. Il est temps de mener une réflexion politique visant l’intérêt général."
L’anglais est-il une menace pour le français ?
Notre univers est menacé par une uniformisation. On se bat pour la biodiversité mais pourquoi ne pas défendre la diversité culturelle ? Le gain lié à l’anglais est souvent exagéré, et n’a pas vraiment été mesuré. On ne voit pas ce que l’on perd en utilisant l’anglais à l’université. Je publie moi-même en anglais beaucoup plus qu’auparavant et je parle espagnol. Je constate que j’ai pu lier davantage de contacts dans cette langue qu’en anglais parce que je parlais la langue de mon interlocuteur et pas une langue qui n’était ni la mienne ni la sienne. Je pense qu’il y a place à une réflexion de politique générale.
L’emploi de l’anglais à l’université peut porter préjudice à l’acquisition des connaissances ?
Dans cette tendance à organiser l’enseignement en anglais, on ne vérifie pas les connaissances linguistiques ni des enseignants ni des enseignés. Or on sait qu’il y a une perte de contenu lorsqu’on ne maîtrise pas très bien la langue. Une étude a été faite en Scandinavie qui est très avancée sur le plan de l’anglicisation, et montre que des professionnels, des médecins généralistes, qui lisent des textes en anglais perdent 20 % d’informations. La déperdition de contenus est l’une de nos inquiétudes.
Vous craignez une importation du mode de pensée à l’anglo-saxonne ?
C’est une question délicate : est-ce qu’une langue par ses structures est une manière de concevoir le monde ? Les langues ne permettent pas toutes de dire la même chose. Toutefois, si elles sont différentes, la traductibilité existe. Je suis plus inquiet par le fait que l’anglais représente la trace d’une conception de l’enseignement et de la recherche très fortement liée au libéralisme. Nous sommes dans un univers de compétition et d’évaluation, une ère de rentabilité. Je trouve cela plus angoissant que les structures linguistiques elles-mêmes.
Ne faut-il pas que les étudiants soient préparés au monde du travail, donc de la compétitivité, où l’anglais s’avère souvent utile ?
Il est vrai que la recherche se fait essentiellement en anglais et presque exclusivement dans une série de disciplines. Il y a aussi l’idée que l’anglais est bénéfique dans le milieu du travail. On met en avant le fait de pouvoir communiquer avec ses collègues dans un laboratoire par exemple. Ce sont des arguments qu’on ne peut pas éliminer d’un revers de main. Mais l’idée même du marché des langues est souvent fantasmée. On a des études chiffrées en Suisse qui montrent par exemple que pour un germanophone, le fait de parler français lui apporte un supplément de salaire plus important que connaître l’anglais. Idem pour un francophone qui parle allemand. Connaître l’anglais en Suisse rapporte mais moins que de parler une deuxième langue nationale. Maîtriser une langue étrangère, notamment l’anglais, est bien sûr un avantage par rapport à quelqu’un qui ne parlerait que sa langue maternelle mais, en Belgique, connaître le néerlandais est aussi important dans une série de fonctions. Ici, il y a un déficit phénoménal de compétences en allemand alors que l’Allemagne est l’un des partenaires économiques les plus importants de la Belgique. Tout le monde se rue sur l’anglais au nom d’une vision simplifiée du marché des langues.
Les cursus en anglais ne renforcent-ils pas l’attractivité des universités belges ?
Il n’y a jamais eu de recherche à ce sujet. On part de présupposés. On joue de l’anglais comme un produit d’appel dans le cadre d’un environnement concurrentiel et pas du tout parce qu’il y aurait des politiques linguistiques visant l’intérêt général. L’attraction favorise d’abord la concurrence de nos universités entre elles dans une course au nombre de masters en anglais. Il est important de distinguer la langue dans laquelle la science se communique, avec les publications et les congrès, et la langue dans laquelle la science se fait. Au fil de l’expérience, nous savons que discuter d’hypothèses cela ne se fait jamais aussi bien que dans les langues maternelles.
Non
Marc Lits, Prorecteur de l'Université catholique de Louvain-la-Neuve.
" S’il y a quelques masters qui sont donnés en anglais à l’UCL, il ne faut pas croire que c’est le cas de tous nos programmes. Nous restons résolument une université attachée à la langue française. "
L’UCL propose des masters composés de cours uniquement donné en anglais, dans les domaines de l’informatique, l’ingénierie et la gestion. Pourquoi ?
Cela découle d’une réflexion initiée, il y a déjà quelques années, tout d’abord pour les masters d’informatiques : pourquoi continuer à donner cours en français alors que toute la documentation, tous les manuels et tous les futurs contacts de nos élèves sont en anglais ? Nous avons ainsi décidé de nous adapter à la réalité et de passer à la langue de Shakespeare. Mais cela ne se fait pas d’un coup, sachant qu’il faut que les professeurs puissent enseigner dans cette langue étrangère, que les élèves doivent s’y habituer, et que l’administration doit également être capable de guider de nouveaux élèves venus d’ailleurs qui, eux, ne parlent pas toujours français.
Proposer des masters en anglais, c’est donc notamment un atout pour attirer les élèves étrangers ?
Il y a certainement des élèves étrangers qui viennent étudier dans notre université pour cette raison. Cependant c’est aussi le bienvenu pour les élèves francophones. Comme je viens de vous l’expliquer, aujourd’hui, tous les futurs informaticiens seront amenés à utiliser l’anglais au quotidien. C’est aussi le cas pour les futurs ingénieurs et gestionnaires. Alors autant qu’ils s’y mettent le plus vite possible.
Est-ce que l’UCL connaît dès lors une politique du "tout à l’anglais" ?
Bien sûr que non. Tous nos programmes ne vont pas être donnés en anglais. On choisit ceux pour lesquels c’est pertinent. Ce qui n’est pas le cas des bacheliers qui continuent tous d’être donnés en français, ni, par exemple, des programmes d’histoire ou de philosophie. Voilà des matières pour lesquelles les mots et leur définition ont beaucoup d’importance. Attention, je ne veux pas dire par là que les cours d’informatique, entre autres, ne sont pas des cours où l’on réfléchit, où l’on pense. Mais ce sont bien des cours où prime la dimension technique, vu que les étudiants travaillent sur des programmes, des logiciels, des algorithmes… Et ce serait aberrant de leur demander de traduire les consignes d’un manuel en français, avant de les appliquer. Non, il vaut mieux qu’ils pensent directement en anglais.
Est-ce qu’ainsi l’UCL ne participe pas au recul de la langue française ?
Clairement non. Nous savons bien que c’est un risque avancé par les défenseurs de la francophonie. Moi-même, qui suis professeur de français à l’origine, je suis assez sensible à cette question. Toutefois, il me semble que l’on peut défendre une identité francophone, sans en faire une identité repliée sur elle-même. L’identité francophone, elle existe dans un monde multiculturel, international. Vous savez qu’à l’UCL, plus de la moitié de nos étudiants vont en stage à l’étranger quand ils sont en master ? Et on n’imagine pas que lors de leur séjour, ils n’apprennent pas (au moins un minimum) la langue locale. Et ce même s’ils vont en Finlande ou en Norvège où les cours sont principalement donnés en anglais. Alors, c’est pareil pour les étudiants qui passent quelques mois dans notre université. Si certains n’étudient qu’en anglais, ils sont tout de même plongés dans un environnement francophone, quand ils sortent boire un verre, quand ils font leurs courses...
L’UCL n’est donc définitivement pas l’ennemi du français ?
Il faut éviter d’en faire un épouvantail et croire que désormais, à l’UCL, tous les cours sont ou seront donnés en anglais. Ce n’est clairement pas notre volonté. Et s’il y a quelques masters qui sont donnés uniquement dans cette langue étrangère, je répète que c’est pour s’adapter au mieux aux futures réalités professionnelles des élèves. D’ailleurs, il y a une convergence en ce sens dans les différentes universités belges. La même démarche est poursuivie aussi bien à l’ULB qu’à Liège. Vérifiez : tous les programmes que nous proposons en anglais, ils le sont aussi dans les autres universités francophones.