En fait-on trop pour les victimes ?
Une médaille créée en France pour les victimes du terrorisme, des hommages qui se multiplient… Une démonstration de plus d’une victimisation généralisée ? Ou s’agit-il avant tout de reconnaître les préjudices subis ? Ripostes.
Publié le 21-09-2016 à 10h53 - Mis à jour le 21-09-2016 à 11h35
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Une médaille créée en France pour les victimes du terrorisme, des hommages qui se multiplient... Une démonstration de plus d’une victimisation généralisée ? Ou s’agit-il avant tout de reconnaître les préjudices subis ?
Oui
Daniel Soulez Larivière, avocat, auteur avec la psychnalyste Caroline Eliacheff de "Le Temps des victimes" (Albin Michel).
" Il est souhaitable que des victimes soient reconnues, mais faut-il donner une médaille à des malheureux qui n’ont rien fait si ce n’est subir les gestes de fous furieux ? La victime qui devient héros est symptomatique de notre société contemporaine. Ne convient-il pas de mieux indemniser les victimes plutôt que de leur donner des médailles ? "
Dans votre livre "Le temps des victimes", vous présentez une évolution singulière de la figure de la victime. Dans quel sens ?
Nous avons repris la pensée d’Alexis de Tocqueville sur l’évolution des démocraties occidentales. Auraparavant la société aristotélicienne était divisée en catégories qui s’opposaient entre elles. Des ordres comme le clergé, la noblesse ou le tiers état réglaient chacun leurs problèmes en interne. La Révolution les a supprimés et la société s’est transformée en une quantité d’individus. Dans notre société individuelle et conformiste, la volonté de se distinguer et d’intéresser les autres s’est développée. Certains s’affichent héros artistique, humanitaire ou militaire, réalisent un exploit intellectuel ou sportif ou développent un talent. D’autres individus - qui pourraient volontiers s’en passer - seront reconnus parce qu’ils sont victimes. Révélateur d’une évolution des mœurs, ce statut a fait dire un jour à Christine Villemin, la mère du petit Gregory, retrouvé ligoté et noyé, dans la Vologne - une terrible affaire judiciaire - "Les gens m’envient". Cette reconnaissance sociale s’affirme, et dramatiquement à l’occasion de désastres et sinistres.
Lundi à Paris, lors d’une cérémonie d’hommage aux Invalides, le président Hollande a répété que la France avait créé et allait décerné des médailles en reconnaissance aux victimes du terrorisme. Des anciens combattants ont marqué leur désaccord. Qu’en pensez-vous ?
Des anciens combattants ont refusé que cela se passe dans la cour d’honneur des Invalides. Cette médaille est la reconnaissance de l’existence de quelqu’un dans un désastre national, ici des attentats. C’est un renversement. Il est certes souhaitable que ces victimes soient reconnues mais fallait-il leur donner une médaille qui, en marge au niveau du protocole passe avant d’autres distinctions militaires ? On décore des personnes qui n’ont rien fait. Ces malheureux n’ont rien conquis et n’ont fait que subir les gestes de fous furieux. Cette remise de médailles est symptomatique d’un mouvement où la victime devient héros de notre société contemporaine. Certains s’interrogent. Ne convient-il pas de mieux indemniser les victimes plutôt que de leur donner des médailles ? Quand des victimes ont été correctement et rapidement indemnisées, elles préfèrent tourner la page.
Vous relevez dans votre ouvrage que cette "unanimité compationnelle" fait aujourd’hui souvent office de lien social.
Effectivement, dans notre société moderne et individualiste, les liens sociaux s’effritent. Quelles bonnes occasions nous reste-il pour se retrouver ? Le sport et, principalement le football, bien sûr. Mais aussi la victimologie. J’y ai participé. Quand la journaliste Florence Aubenas, otage en Irak, a été libérée, je me suis réjoui avec d’autres de la fin de son état de victime - un état qu’elle n’a d’ailleurs jamais voulu endosser par après. Depuis, la victimisation s’est généralisée avec aussi l’appui des médias. En soutenant les victimes, on est sûr de ne pas se tromper de cause.
Cet intérêt pour la victime n’a-t-il pas bousculé la justice ?
Longtemps sourde à la parole des victimes, la justice en est devenue otage. On lui demande moins de se préoccuper du coupable présumé et de sanctionner la violation de la loi que de reconnaître et de réparer la souffrance. A défaut, des victimes le vivraient comme une seconde agression, comme une "injustice" supplémentaire. Un renversement s’opère sous nos yeux : la justice est en passe de changer d’objet. Si les victimes ont raison d’exprimer leur douleur, on ne peut pas automatiquement leur donner raison. Prendre la victime comme mesure du jugement c’est prendre le risque d’un retour à la loi du talion.
Non
Stéphane Lacombe, directeur adjoint de l'Association française des victimes du terrorisme (AfVT).
" Qu’est-ce que cela veut dire, "en faire trop pour les victimes" ? J’aimerais qu’on me l’explique scientifiquement. En attendant, je suis convaincu qu’en reconnaissant les préjudices que les victimes ont subis - notamment en organisant des hommages et en décernant des médailles -, on contribue à les rendre plus fortes, plus résistantes, jusqu’à être capables de résister au ressentiment et à la haine. "
Ce lundi 19 septembre, lors de la cérémonie annuelle en hommage aux victimes du terrorisme organisée par votre association, vous insistiez sur le fait que même si la plupart des victimes ne sont pas des soldats, elles se battent tous les jours. N’est-ce pas mettre les victimes sur un piédestal ?
Non, car il ne s’agit pas d’en faire des héros. Mais simplement de leur accorder de la considération. S’il faut bien sûr honorer nos militaires et les membres des forces de l’ordre qui paient un lourd tribut dans la lutte contre le terrorisme, il n’est pas absurde pour autant de rappeler que c’est la société tout entière qui doit se relever après des événements dramatiques et, ensuite, résister aux extrémismes. La bravoure n’est pas uniquement du côté de ceux qui portent les armes, elle appartient aussi à ceux qui, tout en se reconstruisant personnellement, participent au maintien de la société dans ses fondements moraux, psychologiques et intellectuels. Si je peux me permettre une métaphore médicale, les victimes contribuent à générer des anticorps contre tous les extrémismes cherchant à fracturer, à cliver, à détruire le corps social.
Est-ce que les victimes ne sont pas tout simplement là au mauvais endroit, au mauvais moment ?
Ce ne sont certainement pas les victimes qui sont là au mauvais endroit, au mauvais moment, mais bien les terroristes. Ensuite, le fait de répéter à l’envi que les victimes ne font que subir ce qui leur arrive sous-entend qu’elles ne méritent aucune considération. Et on tombe en plein dans "la victimisation des victimes", en ne leur laissant aucun autre choix que de porter leur croix jusqu’à la fin de leur vie. Si, au contraire, on reconnaît le préjudice qu’elles ont subi - ce à quoi travaille notre association -, on les rend notamment plus fortes, jusqu’à être capables de résister au ressentiment et à la haine.
La médaille décernée aux victimes du terrorisme, créée par François Hollande au nom du devoir de mémoire, fait-elle justement partie des moyens pour reconnaître les préjudices subis par les victimes, au même titre que les monuments et les cérémonies ?
Cette médaille, qui sera décernée ces prochains jours, permet en effet de mettre la bravoure des victimes en exergue. Avec cette médaille, il y a aussi un message fort qu’on envoie aux terroristes : vous avez voulu détruire ces personnes, et bien nous, ces personnes, on va les honorer. Cependant, cette distinction a également été créée pour d’autres raisons, plus pratiques. Le président de la République avait pris l’initiative de décerner la Légion d’honneur aux victimes des attentats de janvier 2015. Or, en deux ans, c’est 250 victimes françaises du terrorisme qu’on déplore. Et cela devient dès lors compliqué de leur accorder à tous cette même distinction. Pour des raisons protocolaires et aussi pour des raisons qui sont liées à son histoire. Ainsi, le gouvernement a créé une nouvelle médaille, c’est-à-dire une distinction spécifique au préjudice subi par les victimes du terrorisme, telle que ce que l’on connaît en Espagne, et même dans d’autres pays où cela ne fait pas vraiment débat.
En France, pourtant, cela a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pourquoi à votre avis ?
On voit bien qu’il y a derrière tout ce débat des considérations qui n’ont rien à voir avec les victimes, des considérations qui flirtent avec l’extrême droite. Du coup tout le monde réagit dans l’émotion, à chaud. Nous sommes dans une logique binaire : j’aime ou je n’aime pas. Et personne ne s’arrête pour se demander, au fond, ce que signifie cette médaille. Or il s’agit d’un enjeu sociétal : ne paraît-il pas naturel qu’en démocratie, une société qui veut se préserver du terrorisme honore les citoyens qui sont frappés pour elle ? Je me demande enfin s’il ne faudrait pas davantage se mobiliser contre les terroristes, plutôt que contre victimes.
Selon vous, il est donc dangereux de dire qu’on en fait trop pour les victimes ?
Certainement. Et, d’ailleurs, j’aimerais bien qu’on m’explique scientifiquement ce que signifie le fait d’en faire trop pour des victimes - qu’est ce que cela veut dire "en faire trop" ? Je crois que personne n’est capable de répondre à cette question.