Ces fresques bruxelloises: de l'art ou du cochon?

Plusieurs dessins géants de sexes ont fait leur apparition à Bruxelles. Peut-on tout se permettre au nom de l'art? Telle est la question que certains aimeraient voir débattre. Mais d'autres dénoncent un "non-débat". Ripostes.

Baptiste Erpicum & Monique Baus
Ces fresques bruxelloises: de l'art ou du cochon?
©Demoulin/Haulot

Plusieurs dessins géants de sexes ont fait leur apparition à Bruxelles. Peut-on tout se permettre au nom de l'art? Telle est la question que certains aimeraient voir débattre. Mais d'autres dénoncent un "non-débat".

De l'art

Cécile Angelini, doctorante en esthétique et philosophie de l'art à l'Université catholique de Louvain, auteure du livre "Echo de l'art conceptuel dans l'esthétique analytique".

" Il ne faut jamais trop vite juger une œuvre. Evaluer les qualités de cette fresque de pénis géant est d’autant plus difficile que l’on ne connaît pour l’instant ni l’intention, ni la démarche de l’auteur."

La fresque d’un pénis géant est apparue sur le mur d’une maison de Saint-Gilles. Peut-on dire qu’une telle œuvre relève du domaine de l’art ?

L’art n’a cessé de se renouveler, à tel point que plusieurs théoriciens, dans la seconde moitié du XXe siècle, en sont venus à se demander s’il était encore possible d’en donner une définition. Or c’est peut-être cette résistance permanente aux catégories fixes ou aux frontières bien établies qui caractérise l’art, dont la forme dépend avant tout de la liberté et des choix de l’artiste.

La fresque a fait grand bruit dans les médias belges, suscitant aussi de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux. A la manière de l’urinoir de Marcel Duchamp qui a créé la controverse au début du XXe siècle, une œuvre d’art s’envisage-t-elle désormais comme un événement ?

Une œuvre d’art peut en effet être vue comme un événement, au sens où elle "prend forme" dans un lieu et dans un temps déterminés et qu’elle modifie, par sa présence même, le contexte dans lequel elle s’inscrit. Mais la durée et l’espace d’une œuvre sont infinis : une œuvre s’inspire de celles qui l’ont précédée, se nourrit des réactions à son égard et influence à jamais les œuvres qui lui succéderont.

L’art doit-il pour autant choquer ?

L’art n’a que le rôle que l’on veut bien lui donner : il peut choquer, ennuyer, informer, divertir, étonner, réjouir ou fâcher.

Alors pourquoi certaines œuvres choquent-elles et d’autres non ?

Le choc que peut provoquer une œuvre dépend avant tout du contexte de son appréhension. Il est intéressant de noter que la représentation d’un pénis au repos (donc a priori présenté comme un simple organe du corps humain) sur un mur à Bruxelles provoque des réactions émotionnelles qu’une publicité aux connotations sexuelles explicites ne suscite plus.

Cette fresque du pénis géant a été peinte de façon illégale sur un mur. L’art peut-il s’intégrer de cette manière dans l’espace public ?

L’art peut soit s’intégrer dans l’espace de manière dissimulée et "rebelle", en ne demandant la permission à personne, soit de manière plus concertée, en consultant la ville ou le public : les deux options comportent leur part de beauté et de risque. Dans le premier cas, l’artiste "démasqué" risque de subir les foudres de la foule ou la sanction de la loi; dans le second cas, l’œuvre risque de devenir trop consensuelle, donc de perdre une part de son pouvoir critique. J’ajouterais que, selon moi, notre époque a plus que jamais besoin d’un art "hors-la-loi".

Comment jugez-vous personnellement cette fresque géante représentant un pénis ?

Il ne faut jamais trop vite juger une œuvre. Evaluer les qualités de cette œuvre aujourd’hui est d’autant plus difficile que l’on ne connaît ni l’intention, ni la démarche de l’auteur. Découvrir d’autres œuvres de celui-ci (comme peut-être la pénétration de la rue des Poissonniers ?) nous serait déjà utile.

Aujourd’hui, les autorités se demandent si la fresque sera conservée ou non. Cela risque de dépendre de l’impact qu’elle a auprès du public ou de la reconnaissance de son auteur (si on apprend enfin qui il est). Cela voudrait-il dire que les qualités intrinsèques d’une œuvre sont moins importantes que son contexte ?

Les autorités sont souvent dépassées par l’apparition d’un graffiti. D’un côté, si celui-ci est réalisé dans un lieu public ou privé sans accord, l’action est punissable par la loi et les représentants publics sont forcés de la condamner. D’un autre côté, le graffiti est devenu un genre artistique à part entière, reconnu comme tel par le monde de l’art. Etant donné cette légitimité, il n’est plus aussi facile pour les autorités de crier à la "dégradation" ou à la "provocation" à chaque nouveau graffiti : et si ce pénis de profil était l’œuvre d’un artiste reconnu ? Et si le mystère qui entoure cette œuvre attirait les regards sur Saint-Gilles ? La réaction des autorités est donc souvent double : elles condamnent l’action mais essaient d’en tirer bénéfice, en préservant l’œuvre ou en négociant un contrat avec l’artiste, par exemple.

Du cochon

Vincent Henderick, chef de groupe CDH et membre de l'opposition à Saint-Gilles.

" Doit-on tout autoriser dans l’espace public sous prétexte de démarche artistique ? D’ailleurs, est-ce vraiment de l’art ? Une limite a en tout cas été franchie. A l’autorité publique de fixer un cadre qui n’existe pas encore. "

Vous avez pris position assez fermement dès qu’on a commencé à évoquer la grande fresque apparue dans votre commune, à Saint-Gilles. Pourquoi ?

Cette fresque m’interpelle. Je souhaite mener une réflexion au conseil communal (le prochain a lieu dans quinze jours) sur le cadre qui, selon moi, est nécessaire. Doit-on tout laisser faire en matière d’art sur la voie publique ? On sait que, par essence, l’art est libre. Pour autant, tout est-il autorisé dans l’espace public ? Ce qui m’inquiète ? En l’absence de cadre, je ne vois pas ce qui pousse les autorités, à un moment donné, à interdire ou à autoriser ceci ou cela. Si on tolère cette fresque aujourd’hui, que fera-t-on, demain, face à d’autres fresques plus choquantes ? A caractère pornographique ? Ou raciste ? Ou incitant à la violence ? Là aussi, l’œuvre sera-t-elle protégée juste par son statut d’œuvre d’art ?

Vous réclamez un nouveau cadre mais des règles n’existent-elles pas déjà, qui pourraient être utilisées si l’idée est de faire disparaître la fresque ?

Si, bien sûr. Il est interdit de peindre une façade sans autorisation. Par nature, la fresque est donc illégale. De la même manière, d’autres textes pourraient être utilisés en cas de racisme ou d’incitation à la haine. Seulement, le problème n’est pas là. Le souci est que, lorsqu’il s’agit d’expression artistique, on tolère. On ne pénalise donc ni le street artiste ni le propriétaire de la façade. Tout est autorisé. Et c’est cela qui ne va pas ! La liberté artistique doit évidemment être encouragée. Mais, à un moment donné, il faut se poser la question de savoir si tout est autorisé sans restriction, où mettre la barre… Sinon demain, pour être vu, faire le buzz, se faire un nom, les graffeurs entreront dans une surenchère qui peut vraiment conduire à n’importe quoi. Il faut que les pouvoirs publics se donnent des règles pour éviter les dérapages.

Précisément : considérez-vous que, dans ce cas-ci, la limite de l’acceptable a été franchie ?

A mon sens, oui. On dépasse une borne.

Pourquoi ?

On dit que l’art est fait pour choquer, et le street art encore plus. Mais utiliser le sexe pour choquer, dans l’art, est complètement éculé. Peut-être faisait-on cela il y a vingt ou trente ans mais aujourd’hui, pour diffuser un message, on utilise bien d’autres choses. Que ce soit clair : moi, je ne suis pas choqué du tout. Par contre, je trouve cela particulièrement déplacé dans l’espace public. Surtout dans un quartier où se promènent tellement d’enfants. Et puis je me demande si c’est vraiment de l’art… Un dessin est-il par nature artistique ou, pour mériter ce label, doit-il répondre à certains critères ? Pourquoi les communes prennent-elles des dispositions qui invitent les propriétaires de maisons ou d’immeubles à effacer les tags ? Un tag est-il une œuvre artistique ou pas ? Et si lui, non, pourquoi une fresque, oui ? Il faut des définitions claires.

La fresque saint-gilloise est plus sage que d’autres qui s’affichent ailleurs à Bruxelles et, pourtant, vous suscitez un débat. Que répondez-vous à ceux qui vous soupçonnent d’alimenter une non-polémique pour vous mettre en avant ?

Il est complètement faux de dire que c’est un non-débat ! Jusqu’où doit-on aller pour que quelqu’un dise non ? Que tolérer et où dit-on stop ? Il s’agit d’un vrai débat de société sur la nature du vivre ensemble et sur les limites qu’une société fixe entre ses différentes composantes pour pouvoir vivre en harmonie. Car non, même si c’est de l’art, on ne doit pas tout accepter. Et c’est le rôle de l’autorité publique de préciser ce qu’on ne peut pas faire.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Dans quinze jours, le point sera évoqué au conseil communal mais, dès ce jeudi, il en sera sans doute question à la réunion du collège. J’ai déjà entendu plusieurs voix évoquer le manque de personnel ou de moyens comme raison de laisser la fresque en l’état. Ce sont des excuses.


"Bruxelles est à la traîne"

Pour le graffeur et peintre belge Denis Meyers, l’affaire de l’immense fresque représentant un pénis pose de nombreuses questions. Dont celle des copinages et accointances “ typiquement belges ”. Tels artistes bénéficieraient en effet de la bénédiction de l’un ou l’autre échevin pour s’exprimer dans l’espace public, tandis que tels autres se verraient systématiquement inquiétés par les pouvoirs judiciaires. Denis Meyers déplore aussi le peu de murs bruxellois dévolus aux graffitis : “ Ce serait pourtant une bonne chose en termes d’éducation et de liberté d’expression. D’autant plus que le street art est de plus en plus reconnu dans le monde entier. Il y a même des villes qui en font un argument touristique. Mais Bruxelles, encore une fois, est à la traîne. 

Vraie polémique ou débat purement politique ?

Alain Maron est chef de groupe Ecolo à Saint-Gilles. Pour lui, le débat monté autour de la fresque en question est un non-débat. “Franchement, qui proteste ?” , interroge-t-il. “On l’a vu clairement dans le reportage sur La Une : même les passants n’avaient rien remarqué en étant juste en dessous !” Pour le conseiller de l’opposition, l’œuvre est non seulement discrète mais, surtout, elle n’est en rien dérangeante. “Le dessin est situé sur un mur aveugle un petit peu en retrait et ses couleurs sont relativement sobres. On ne peut pas dire qu’il suscite une gêne quelconque. Ce n’est même pas pornographique. La fresque réalisée par Bonom il y a des années dans le quartier de l’avenue Louise l’est davantage il me semble et, pourtant, elle n’a posé problème à personne.” De là à affirmer que certains se serviraient de cette histoire pour acquérir de la visibilité, il y a un pas qu’il franchit sans hésitation : “On verra. C’est peut-être du teasing pour autre chose.” La question du devenir de la fresque n’en figure pas moins au programme de la réunion du collège, ce jeudi. Faut-il effacer l’œuvre ? “Il me semble qu’il y a autre chose à faire de plus important que de s’occuper de cela. Il n’y a pas d’atteinte à l’ordre public. Ce dessin n’est ni insultant, ni raciste, ni agressif… La façade a été peinte sans permis : on est clairement dans le champ de l’interdit. Seulement il s’agit d’art et, à ce titre, je considère qu’il faut faire preuve de tolérance et autoriser certaines expressions hors cadre.”


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