Le premier "bébé aux trois ADN", une dérive ?
A 6 mois, Abrahim est le premier bébé conçu à partir de l’ADN de trois personnes. L’objectif: éviter la transmission d’un trouble héréditaire rare, caractérisé par la dégénérescence du système nerveux central. Avancée incontestable ou danger sur le plan éthique? Ripostes.
Publié le 04-10-2016 à 11h20 - Mis à jour le 06-10-2016 à 09h55
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A 6 mois, Abrahim est le premier bébé conçu à partir de l’ADN de trois personnes. L’objectif: éviter la transmission d’un trouble héréditaire rare, caractérisé par la dégénérescence du système nerveux central. Avancée incontestable ou danger sur le plan éthique?
Non
Yvon Englert, notamment directeur du Laboratoire de recherches en reproduction humaine de l'ULB.
" On ne fait rien, ici, qui comporte un risque particulier. Ni biologique ni philosophique. Cet enfant aura une filiation tout à fait normale en ce qui concerne son noyau. La technique de transfert de noyau utilisée permet de contrecarrer une maladie en évitant le transfert d’un ADN anormal. C’est une avancée incontestable, dans la mesure où il y a un bénéfice immédiat pour un petit nombre de familles. "
Le "premier bébé aux trois ADN" est né en avril dernier grâce à la technique de transfert du matériel génétique du noyau. De quoi s’agit-il ?
Dans toutes nos cellules, nous avons un ADN qui vient de notre père et un ADN qui vient de notre mère, qui sont dans le noyau par la fusion de l’œuf et du spermatozoïde. Mais il existe aussi un tout petit morceau d’ADN qui ne se trouve pas dans le noyau, mais bien dans un petit organite, le cytoplasme, une partie liquide de la cellule qui se situe entre la membrane et le noyau. Là se trouvent des petites structures qui font fonctionner la cellule dont une, la mitochondrie, gère la respiration cellulaire. Celle-là a gardé son ADN propre. Fort rares mais souvent sévères, les maladies mitochondriales sont liées à des erreurs génétiques dans cet ADN-là (contrairement à la plupart des maladies génétiques qui proviennent d’erreurs dans le noyau, venant donc soit du père soit de la mère). Pour éviter de transmettre la maladie mitochondriale, les scientifiques ont pris un œuf de donneuse non porteuse de cette maladie, ils ont enlevé le noyau de cette cellule pour le remplacer par celui d’un œuf de la dame qui voulait un enfant. Ensuite, on a fécondé l’œuf, et l’embryon s’est constitué par la fusion du noyau de l’œuf de la mère et du spermatozoïde de son partenaire. Ce noyau se trouve donc dans un cytoplasme comportant le matériel génétique de la mitochondrie de la donneuse, ce qui évite la transmission de la maladie génétique.
Est-ce une avancée selon vous ?
Oui, bien sûr, puisque c’est une thérapie qui empêche la naissance d’enfants malades. C’est une technique de transfert de noyau qui permet de contrecarrer une maladie en évitant le transfert d’un ADN anormal. On peut donc la considérer comme étant une thérapie de correction comme une autre.
Comme faisait-on, jusqu’ici, pour éviter la transmission de ces maladies ?
On recourait à un don d’ovocytes. De ce fait, le noyau de l’enfant ne venait pas de sa mère intentionnelle. Or, ici, on permet à la maman de transmettre son patrimoine génétique nucléaire.
Peut-on voir dans cette technique un risque médical, du fait que c’est nouveau et donc pas encore totalement maîtrisé ?
Si la technique est nouvelle dans l’espèce humaine, le transfert de noyau est connu depuis le siècle passé chez les mammifères en laboratoire. Certes, c’est nouveau chez l’homme et donc on peut imaginer que l’on ne connaît pas encore tout, mais on a une expérience animale très large et l’on ne touche a priori à rien de potentiellement à haut risque. Je ne vois donc pas de raison particulière d’avoir des inquiétudes en terme de sécurité pour la technique. Dans ce cas-ci, le bénéfice médical par rapport à la nouveauté est difficilement contestable puisque cela évite la transmission d’une maladie mortelle.
Ne risque-t-on pas des dérives sur le plan éthique ?
A mon sens, non. Si ce n’est que, pour faire ce que l’on vient de décrire, on doit appliquer à l’espèce humaine la technologie de transfert de noyau. Et pour ceux qui, en bioéthique, sont des adeptes de la "pente glissante" (signifiant que l’on commence sans pouvoir s’arrêter et finalement faire n’importe quoi), on a utilisé ici pour la première fois et d’une manière légitime et licite une technologie diabolisée par ailleurs. Mais pour des gens qui, comme moi, estiment que ce qui est important, ce n’est pas la technique utilisée mais bien ce que l’on fait, on ne fait rien, ici, qui comporte un risque, ni biologique ni philosophique particulier, à mon avis. Je ne vois pas de grande rupture dans la symbolique de la filiation. C’est une façon élégante d’éviter la transmission de maladies dégénératives très sévères, et mortelles à terme. C’est le genre de vie que l’on ne souhaite à personne. Par cette technologie, on met les enfants à l’abri de ces maladies.
Pourquoi dit-on de cette technique qu’elle est controversée ?
Sans doute parce qu’il s’agit de transfert de noyau. Cela nous rappelle la technologie du clonage de Dolly, même si ce n’est pas le cas en l’occurrence, puisque l’embryon est constitué comme d’habitude de la fusion d’un ovocyte et d’un spermatozoïde. Cet enfant aura une filiation tout à fait normale en ce qui concerne son noyau.
Oui
Louis Tonneau, juriste et citoyen au respect de la dignité humaine.
" Ce "bébé aux trois ADN" peut apparaître comme une prouesse scientifique, mais ce n’est pas une avancée. C’est une dérive sur le plan éthique. Il s’agit d’une technique eugéniste. Dans le domaine éthique, la prudence reste nécessaire, car la fin ne justifie pas les moyens. Cette pratique est d’ailleurs interdite sur le sol américain, ce n’est pas anodin et doit nous interpeller. "
Selon ses initiateurs, cette nouvelle technique de procréation médicalement assistée évite des maladies dégénératives et se présente comme une thérapie de correction. Pourquoi n’approuvez-vous pas ?
Parce que c’est une technique eugéniste. Lorsqu’on parle de "façon élégante d’éviter des maladies dégénératives", le langage est manifestement choisi mais travestit toutefois une réalité inquiétante : il ne s’agit pas de soigner la maladie dont serait atteint le futur bébé mais bien de manipuler le matériel génétique en présence en vue d’une procréation "non défectueuse". Lorsque l’on s’arroge le droit de juger de ce qui est digne ou non d’être vécu ("c’est le genre de vie qu’on ne souhaite à personne") et de trier ainsi ceux qui vivront des condamnés à ne pas naître, c’est une gifle que l’on envoie aux enfants malades, aux personnes handicapées et à toutes celles qui souffrent d’une quelconque déficience. Quand l’acte médical se teinte discrètement d’eugénisme, il y a de quoi s’inquiéter.
Le recours à cette technique a pour but de soulager la détresse d’une mère dont les tentatives d’avoir un enfant se sont soldées par des échecs répétés. Ne convient-il pas de tenter d’apaiser à tout prix cette souffrance ?
Il s’agit là d’une souffrance intolérable, qu’il faut pouvoir accompagner en humanité. C’est primordial. Mais pas à n’importe quel prix. Cela justifie-t-il pour autant d’avoir recours à une procédure contestable quant à sa dimension éthique ? Dans ce domaine, la plus grande prudence prévaut. C’est la seule attitude qui vaille lorsque la médecine interroge les limites de l’acceptable.
Pourtant, pour ses défenseurs, ce qui importe, ce n’est pas la technique utilisée mais bien ce que l’on fait.
Il est difficile de ne pas y voir un manque de réflexion quant au caractère éthique de l’acte posé. Où est la prudence nécessaire ? Nous ne sommes ici pas loin du vieil adage "la fin justifie les moyens". Il est bon de le redire : lorsque la dignité de la personne humaine est en jeu et qu’on touche aux limites de ce qu’il est permis de faire avec la science, la fin ne peut justifier les moyens. C’est d’ailleurs pour cette raison que bon nombre de pays à travers le monde interdisent la pratique du transfert génétique du noyau. Devoir traverser une frontière comme le fit l’équipe du Pr Zhang (partie au Mexique) en raison de l’interdiction d’une telle pratique sur le sol américain n’est pas anodin. Cela doit nous interpeller.
Ne pensez-vous pas qu’en l’espèce, le bénéfice médical est difficilement contestable puisqu’il évite la transmission d’une maladie mortelle ?
C’est un chemin dangereux, celui de la "pente glissante", qui consiste à dire que celui qui met son doigt dans un engrenage dangereux risque tôt ou tard de se retrouver à transgresser toutes les balises que lui-même avait fixées lorsqu’il y inséra la première phalange. Force est de constater que, de manière systématique, l’histoire a donné raison à ceux qui, dès l’origine, nous avaient avertis des conséquences à long terme qu’aurait un engagement sur des chemins trop glissants. En matière d’euthanasie par exemple, la loi de dépénalisation partielle nous a été vendue comme excluant les souffrances psychologiques et les mineurs d’âge, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En matière d’avortement encore, la loi autorisant cette pratique présentait initialement une série de garde-fous (délai de réflexion, détresse de la femme, etc.) : ils sont actuellement remis en cause. Deux exemples, parmi d’autres. Lorsqu’il est difficile de faire passer dans l’opinion publique une loi ou une technique médicale dont on perçoit bien qu’elle sent le soufre, il est préférable de la lui faire avaler par morceaux.
Il convient donc de ne pas se réjouir de cette avancée ?
En faisant la promotion d’une technique de manipulation génétique de l’être humain, en offrant à l’Humanité la possibilité de décider arbitrairement qui de nous est digne de naître à la vie et en ne reconnaissant qu’atouts et avantages à une technique controversée et déclarée illégale dans une large partie du monde, le Professeur Zhang, son équipe et leurs partisans nous engagent à prendre un chemin que nous pourrions bien regretter…