Peut-on dévoiler l'identité d'un auteur sous pseudonyme?
Les énigmes littéraires, de Stendhal à J.K. Rowling attisent la curiosité. Dans une enquête publiée dimanche un journaliste italien affirme avoir découvert l'identité de l'écrivaine Elena Ferrante. Une révélation qui suscite la polémique. Ripostes.
Publié le 07-10-2016 à 12h00
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Les énigmes littéraires, de Stendhal à J.K. Rowling attisent la curiosité. Dans une enquête publiée dimanche un journaliste italien affirme avoir découvert l'identité de l'écrivaine Elena Ferrante. Une révélation qui suscite la polémique.
NON
Johanna Luyssen, journaliste à "Libération".
" Dévoiler l’identité d’un romancier est un procédé dérangeant. Elena Ferrante a parfaitement le droit de s’abriter derrière un pseudonyme. Elle n’est pas une évadée fiscale, c’est juste une auteure qui aspire à la discrétion. Je ne vois pas en quoi cela justifie d’enquêter contre sa volonté. "
Vous avez publié dans "Libération" un billet intitulé "Livrer l’identité d’Elena Ferrante, un procédé grossier" et sur Twitter "c’est un peu comme poser une caméra dans le jardin de Salinger". En quoi la levée du pseudonymat de cette romancière est-elle grossière ?
C’est un procédé dérangeant car Elena Ferrante a parfaitement le droit de s’abriter derrière un pseudonyme. Utiliser ce genre de ressources journalistiques comme consulter des actes d’achat immobiliers, on peut naturellement le faire mais seulement dans les cas où la personne a fait quelque chose de répréhensible. Elena Ferrante n’est pas une évadée fiscale, c’est juste une auteure qui aspire à la discrétion. Je ne vois pas en quoi cela justifie d’enquêter contre sa volonté et de faire fi de sa volonté de rester dans l’ombre.
On ne peut donc pas appliquer les outils de journalisme d’investigation à la littérature ?
Dans le cas d’un écrivain, cela me paraît assez incongru. Qu’on enquête sur des personnalités publiques soupçonnées d’actions condamnables, c’est important de le faire mais ici, ce n’est pas le cas. Il y a quelque chose de grossier dans le fait d’aller à la recherche de cette identité au nom d’une vérité. Elena Ferrante a toujours dit que ses œuvres suffisaient pour rencontrer ses lecteurs ( "les livres une fois écrits n’ont pas besoin de leur auteur " NdlR) et qu’il n’était pas nécessaire d’en connaître l’auteur. C’est son droit le plus strict.
Ne pensez-vous pas que ses lecteurs les plus fervents ont la curiosité de découvrir qui se cache derrière les romans d’Elena Ferrante ?
Je ne crois pas. Au fond cela ne nous intéresse pas et même ses fans, j’en ai rencontré, étaient choqués. Dans "L’Obs", il y avait un reportage qui allait sur les traces d’Elena Ferrante dans ses livres. Les fans ont appris à connaître cet univers et laissent leur imagination se libérer. Ils n’ont pas besoin de connaître la "vraie vie" de la romancière.
Katherine Angel, une universitaire britannique, a déclaré à la BBC : "Un écrivain ne doit rien d’autre à son lecteur au-delà de son travail." Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?
Absolument. D’ailleurs Elena Ferrante avait donné une interview à Vanity Fair en 2015 par mail où elle expliquait son choix d’écrire sous pseudonyme. Elle disait que rester dans l’ombre était précieux à ses yeux parce qu’on n’a plus le même rapport avec les gens quand ils savent qui vous êtes. Le pseudonymat nourrit son œuvre aussi. Elle ajoutait qu’y renoncer serait très douloureux.
Claudio Gatti, le journaliste italien qui a mené l’enquête, explique qu’Elena Ferrante a signé une autobiographie truffée de fausses pistes et considère, dès lors, qu’il mène une contre-enquête…
Ce livre, "Frantumaglia, Itinéraire d’un écrivain", a été publié sous le nom de plume d’Elena Ferrante. Elle a le droit de dire ce qu’elle veut à propos d’elle-même, on est déjà dans le personnage, dans la fiction. Dans le texte, elle écrit qu’elle ne déteste pas le mensonge et on n’a pas le droit d’exiger d’un personnage de la transparence. Ce texte doit sans doute se lire plutôt pour comprendre ce qui a nourri ses romans qu’un document où elle explique qu’elle a grandi à Naples. Heureusement, les écrivains n’ont pas besoin de vivre vraiment les choses pour écrire de la fiction. Elle n’a pas menti dans son autobiographie puisque c’est l’histoire d’un personnage.
Les énigmes littéraires pleines de mystère sont attrayantes et peuvent faire partie d’une stratégie commerciale. Dans ce cas, ne peut-on pas dévoiler la "supercherie" ?
Quand bien même ce serait une stratégie commerciale, je ne vois pas pourquoi ce serait répréhensible. Je n’ai pas l’impression non plus que quelqu’un qui a commencé à écrire il y a vingt ans l’ait fait pour des raisons financières. Les artistes ne sont pas des hommes ou femmes politiques, ils n’ont pas à rendre compte de tout devant les citoyens. Même s’il existe un désir de savoir.
OUI
François Bonnet, directeur éditorial et cofondateur de "Mediapart".
" La révélation de la véritable identité de la romancière italienne Elena Ferrante n’a pas seulement suscité de vives critiques. Les méthodes de l’enquête de notre confrère italien, publiée dimanche par "Mediapart", "Il Sole 24 Ore", la "Frankfurter Allgemeine Zeitung" et "The New York Review of Books", ont aussi été fortement questionnées. Devions-nous publier cet article ? Nous pensons que oui. "
Vous êtes nombreux à nous reprocher, sur des tons divers, d’avoir publié cette enquête sur la véritable identité d’Elena Ferrante. Journalisme caniveau, people, "Paris-Match" et "Closer" réunis, atteinte à l’intimité de la vie privée, et j’en passe… Alors quelques explications.
Depuis que la littérature existe ou presque, le recours à des pseudos est une habitude et l’exercice consistant à dénicher le véritable auteur est systématique. Le cas le plus spectaculaire fut celui de Romain Gary-Emile Ajar. Parce qu’il s’agit d’éclairer ou de répondre à l’éternelle question de la relation entre l’auteur et son œuvre. La mise en exergue de Foucault (et de sa citation de "L’Archéologie du savoir") en début de cette enquête - qui s’achève également par une référence à Foucault - vise à donner ce contexte et à expliciter cette problématique.
Elena Ferrante est un succès littéraire mondial. A ce titre, les conditions de production de cette œuvre, et par qui elle est produite - on ne peut d’ailleurs totalement exclure qu’il s’agisse d’une "co-production" d’un couple, ce qui serait particulièrement intéressant - sont évidemment d’intérêt public.
C’est une telle évidence que depuis vingt ans, d’innombrables enquêtes en Italie ont tenté de percer le mystère, jusqu’à mobiliser un collectif d’universitaires faisant tourner un logiciel spécial pour analyser l’œuvre et tenter d’en percer les filiations, influences et références. Et depuis vingt ans, les éditeurs d’Elena Ferrante jouent habilement de ce "pseudonymat" pour entretenir les curiosités sur ses romans.
La publication de cette enquête par "The New York Review of books", aux Etats-Unis, et la "FAZ", en Allemagne, deux titres de référence, nous semble suffire à répondre à ceux qui nous accusent de céder aux pires maux de la presse people…
Elena Ferrante est un personnage public. L’auteure n’a pas choisi le silence, la retraite absolue derrière ses romans. Elle intervient régulièrement dans le débat littéraire, accordant des entretiens - toujours par écrit - et s’employant avec talent à brouiller les pistes.
A la demande de ses éditeurs, et comme expliqué dans cette enquête, elle a même écrit un livre, "Frantumaglia", qui ne prétend pas être un roman, mais se veut un début d’autobiographie pour répondre aux interrogations de ses lecteurs : ce livre, comme l’enquête l’explique, est truffé de fausses informations. Cette autobiographie sous titrée - "itinéraire d’un écrivain" - appelait donc légitimement une contre-enquête.
Enfin le dernier point qui nous a incité à publier cette enquête de notre confrère italien Claudio Gatti est ce qu’elle dit de la littérature et de l’écriture. Anita Raja, traductrice, est devenue une romancière qui a pu construire une œuvre importante qui a rencontré un public mondial. Surtout, le dévoilement de la véritable identité de l’auteure permet de mieux comprendre les influences qui irriguent cette œuvre. En particulier celle de Christa Wolf, auteure traduite par Anita Raja et dont elle explique avoir été extrêmement proche.
Pour toutes ces raisons, cette enquête nous semble utile tant elle contribue à éclairer comment peut naître une œuvre littéraire.
---> Ce commentaire a été partagé sur le blog du directeur éditorial de "Mediapart", en réponse aux lecteurs indignés : https ://blogs.mediapart.fr/francois-bonnet/blog/041016/claudio-gatti-pourquoi-jai-enquete-sur-elena-ferrante.