Gilles Vernet: "Aujourd’hui, ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, ce sont les hommes"
Trader pendant dix ans, Gilles Vernet a plaqué une vie au service de l'argent pour devenir maître d'école. Pour un documentaire, l'instit qui a su prendre son temps s'interroge avec ses élèves sur l'accélération du monde. Parce qu'aucune croissance exponentielle ne peut se poursuivre indéfiniment. Le franc-tireur.
Publié le 09-10-2016 à 09h01 - Mis à jour le 10-10-2016 à 09h30
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/K5WGUHZJB5HRVCD6PCYAVIHULI.jpg)
Trader pendant dix ans, Gilles Vernet a plaqué une vie au service de l'argent pour devenir maître d'école. Pour un documentaire, l'instit qui a su prendre son temps s'interroge avec ses élèves sur l'accélération du monde. Parce qu'aucune croissance exponentielle ne peut se poursuivre indéfiniment. Notre course effrénée non plus.
Le rapport que nous entretenons avec le temps qui passe est au cœur du film que vous avez tourné avec vos élèves. Vous avez vous-même radicalement changé le vôtre. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je suis un fruit de l’école républicaine française. J’ai fait les hautes études d’ingénieur qu’on me demandait; puis, à 23 ans, j’ai fait comme tous ceux qui sont très bons : je suis entré dans le monde de la finance parce que c’est lucratif. J’y suis resté dix ans. J’ai notamment travaillé plusieurs années dans la finance de marché, où l’argent fait des petits tout seul sur des ordinateurs. Je travaillais sept jours sur sept, de 7 heures à minuit. Mon salaire doublait chaque année. Je me posais des questions depuis un certain temps : ("Comment peut-on fonder un système économique sur un modèle basé sur l’exponentielle qui atteint forcément ses limites à un moment ?") mais, ce qui a provoqué le déclic, c’est l’annonce de la maladie de ma mère en 2001.
Quand j’ai appris qu’elle était atteinte d’une maladie dégénérative incurable, j’ai voulu passer du temps avec elle comme elle l’avait fait avec moi étant petit. Elle avait interrompu sa carrière pour s’occuper de moi. J’ai donc démissionné. On lui donnait deux ans à vivre; nous en avons partagé six.
C’est à ce moment-là aussi que j’ai rencontré la femme qui partage encore ma vie aujourd’hui. Nous avons eu des enfants. C’est un point important. Jamais, quand je travaillais tout le temps, je n’aurais pu envisager d’avoir de la disponibilité à accorder aux enfants, ce qui me semble fondamental, du moins pendant les premières années.
Grâce à ce que j’avais gagné, j’avais du temps pour écrire et chercher ma voie. J’avais près de moi des amis qui avaient tout plaqué pour devenir instituteurs et qui semblaient très épanouis. Je me suis dit : "Pourquoi pas moi ?" J’ai donc passé le concours. Et quand je me suis retrouvé au contact des enfants, j’ai découvert ce que ce métier a de génial. Ce fut un véritable coup de foudre ! C’était en 2003.
Aujourd’hui, je suis toujours instituteur en CM2, à l’école "30 rue Manin" dans le XIXe arrondissement de Paris.
Pourquoi ce film avec vos élèves ?
Pourquoi le film, parce que tout va de plus en plus vite et que, comme je vous l’ai dit, je m’interroge sur la construction de notre modèle qui repose sur l’idée d’une croissance infinie.
Et pourquoi avec les enfants, parce qu’on en a parlé en classe. En entendant ce qu’ils disaient, cela s’est immédiatement imposé, j’ai décidé de les filmer.
Les élèves de CM2 (l’équivalent de la cinquième primaire belge) qui interviennent dans votre documentaire vous ont-ils étonné ?
Ils m’ont carrément sidéré ! Je savais que j’avais une classe chouette avec des enfants intelligents et, surtout, très à l’écoute les uns des autres. La capacité de réfléchir et de s’exprimer sur différents sujets, nous la travaillons de plusieurs façons. Ainsi, nous pratiquons la méditation chaque matin pour démarrer la classe, et nous lançons un débat sur une citation philosophique chaque lundi. Les élèves ont l’habitude de réfléchir au sens des choses.
C’est très précieux pour moi d’avoir pu, avec ce film, montrer une autre image de l’école et de la mixité dans les classes.
Diriez-vous que votre quotidien d’aujourd’hui est plus riche que lorsque vous étiez trader ?
Bien sûr, j’ai fortement réduit mon train de vie mais la richesse émotionnelle et humaine est largement supérieure. Aider un enfant en difficulté a un sens immédiat.
D’ailleurs les métiers qui font vraiment sens pour la société rapportent moins que certains autres. Ce qui pose la question de comment est préétablie la valeur des choses. Cela étant, ces métiers-là vous nourrissent tellement bien que vous n’avez pas besoin de compenser en vous payant des choses extraordinaires. Vous avez la nourriture intérieure et du temps.
L’engouement que je constate pour mon parcours de vie dit quelque chose du problème de fonds qui commence à jaillir dans nos vies. On savait qu’on épuisait la terre mais on commence à comprendre qu’on épuise aussi les hommes. Aujourd’hui, ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, ce sont les hommes.
Parce que, comme le dit le titre de votre film, "Tout s’accélère" ?
Mais oui. Quand vous courez au quotidien en exerçant un métier qui vous prend tout votre temps, il va falloir remplir intensément les rares moments dont vous disposez pour vous. Mais l’exponentielle montre, par sa courbe, qu’à un moment on atteint la limite. Et je pense que ce moment est arrivé où les choses ont atteint une telle vitesse qu’on n’est plus en capacité de suivre.
Pensez-vous qu’il est donné à tout le monde de pouvoir faire une pause et changer de vie, comme vous ?
Non, non. Moi j’ai eu cette occasion. On me dit parfois que j’ai eu du courage mais ce n’est pas la question. Les choses se sont simplement imposées ainsi.
N’est-il pas paradoxal de ne jamais avoir de temps pour rien, à l’heure où la technologie nous en fait gagner ?
L’explication est simple : le temps que les machines nous font gagner ne sert pas à ne rien faire. Au contraire, il nous sert à faire encore davantage. Cette injonction : "Il faut faire plus" vient à la fois d’une sorte de morale protestante et du modèle capitaliste ("Le temps c’est de l’argent"). Elle s’induit dans nos comportements. Et pas seulement au travail.
J’ai remarqué que les femmes sont particulièrement touchées par le film. Parce que, étant au centre de l’organisation familiale, elles sont plus concernées par cette impression de saturation liée à l’explosion du nombre de tâches à réaliser (avant, les enfants avaient une occupation, maintenant ils en ont trois, on n’en fait jamais assez pour la santé et l’épanouissement de tout le monde, etc.).
Par ailleurs, il y a aussi une dimension de peur dans notre course (on court pour rester dans le train car, si on n’y est plus, on craint de ne jamais pouvoir le rattraper). Mais aujourd’hui, de plus en plus de gens sont décrochés.
Le but du documentaire n’est quand même pas de nous faire culpabiliser… Alors comment éviter cet écueil ?
Le but n’est certainement pas là, non. C’est un film de questionnement mais surtout un film d’espoir.
L’idée est de faire comprendre aux gens que, s’ils veulent tout faire bien, ils sont sûrs d’exploser. Il faut faire des choix. Nous devons quitter l’illusion de l’illimité, réintroduire des limites. Mais à un moment, le changement devra aussi être politique et à l’échelle mondiale.
Son film
“Tout s’accélère” (La Clairière Production, Cinaps TV et Vosges Télévision, 80 minutes). Projeté à Bruxelles, Namur et Tournai ces jours-ci. Pour organiser une projection ou acheter le DVD, infos sur le site toutsaccelere.com.
Repères
Le parcours. En 1968, Gilles Vernet naît à Paris. En 1991, il entre dans la finance. En 2001, il la quitte. En 2003, il devient instituteur. En 2013, il tourne "Tout s’accélère" avec sa classe.
La chanson du film, écrite par les élèves:
"On ne nous donne pas la parole Parce qu’on est encore à l’école
Pourtant parler aux enfants Ce n’est pas perdre son temps…
Tout s’accélère, dans l’univers Depuis que l’homme est sur terre
Tout s’accélère, c’est la galère On va manquer d’atmosphère
La consommation accélère, Maman, à en tomber par terre
Tout ça c’était vraiment trop beau C’est clair on va tomber de haut
Pour certains être sur terre C’est toujours se faire la guerre
Notre planète devient grise Pas de doute c’est la crise
Ce n’est pas pour vous déplaire Mais c’est élémentaire
Quand on n’aura plus d’ressources Ce s’ra la fin d’la course
C’est la course contre le temps Et nous en sommes conscients
Mais nous ne ralentissons pas Y a quelque chose qu’on n’comprend pas
Nous les enfants on dit stop La terre c’est trop le top
L’amour c’est la vraie vie ’faut profiter d’ses envies"
Pour continuer à réfléchir sur le même thème. "Accélération" de Hartmut Rosa, "Eloge de la lenteur" de Carl Honoré, "Etre ou avoir" d’Erich Fromm, "Trop vite !" de Jean-Louis Servan-Schreiber. Et, pour les enfants "Calme et attentif comme une grenouille" d’Eline Snel, "Comment ne pas finir comme tes parents" de Michelot & Assier, "Vendredi ou la vie sauvage" de Michel Tournier et "Le Petit Prince" d’Antoine de Saint-Exupéry (Gallimard). (Extrait du dossier pédagogique accompagnant le film).