Les entreprises s'offrent-elles l'université?
Mc Kinsey s'apprête à installer ses bureaux belges sur le campus de la Plaine de l'ULB. Un partenariat de plus. Avec le risque que la société de conseil influence l'enseignement et la recherche. Un partenariat de trop? Ripostes.
Publié le 12-10-2016 à 11h46 - Mis à jour le 12-10-2016 à 14h52
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Mc Kinsey s'apprête à installer ses bureaux belges sur le campus de la Plaine de l'ULB. Un partenariat de plus. Avec le risque que la société de conseil influence l'enseignement et la recherche. Un partenariat de trop?
Oui
Grégoire Ranson, porte-parole du Bureau des étudiants administrateurs (BEA) de l'Université libre de Bruxelles (ULB).
" Avec l’implication d’entreprises privées dans les sphères de l’université, nous redoutons que celle-ci finisse par former des étudiants prêts à l’emploi, et troque les savoirs contre des compétences."
Vous avez tenu à réagir à l’annonce du projet d’installation des bureaux belges de l’entreprise de consulting McKinsey sur le campus de la Plaine de l’ULB. Pourquoi ?
Il faut tout d’abord préciser de quel type d’entreprise il s’agit : McKinsey est la plus grande entreprise de conseil en stratégie au monde. Il y a ensuite lieu de s’interroger sur les conséquences de la venue de plusieurs centaines de ses employés sur notre campus, et ce dans le cadre d’un partenariat entre l’université et l’entreprise. Nous craignons notamment que McKinsey dispose d’un "droit de regard" sur l’enseignement et la recherche à l’ULB. Surtout que cette firme a rédigé de nombreux rapports mettant en avant la volonté de faciliter et de multiplier les partenariats entre les entreprises et les universités, dans l’espoir d’adapter l’enseignement universitaire aux besoins des entreprises. En tant qu’étudiants, nous redoutons que les savoirs que nous avons à acquérir, pourtant primordiaux à la compréhension et l’analyse du monde qui nous entoure, soient évincés, ou du moins formatés, pour répondre aux seules compétences exigées par le monde du travail.
Suite à votre communiqué, le porte-parole de l’ULB a assuré que "les collaborations qui sont signées avec le secteur public ou privé n’impactent pas la manière dont la recherche et l’enseignement sont prodigués dans l’université". N’est-ce pas suffisant pour vous rassurer ?
Je ne m’attendais pas à une réponse différente de leur part, mais, quand on sait qu’aujourd’hui, on a des chaires universitaires - c’est-à-dire un des "lieux" importants de la transmission du savoir - qui sont financées, par exemple, par AB InBev, peut-on vraiment dire que notre enseignement est préservé ? Je ne le crois pas. On voit d’ailleurs jusqu’où peut aller cette dérive dans d’autres universités européennes, notamment en France, où des filières entières sont dédiées à former des travailleurs pour des usines spécifiques… Non, plutôt que d’entendre ce genre de déclaration de la part du porte-parole de l’ULB, j’aurais préféré savoir exactement quelles sont les modalités du partenariat entre notre université et McKinsey. Et encore… je remettrais de toute façon ce partenariat en question.
Dès lors, il ne s’agirait pas uniquement de dénoncer ce partenariat, mais de pointer un phénomène plus général ?
Exactement. Ce phénomène, c’est la pénétration de plus en plus importante du privé dans les sphères de l’enseignement supérieur, au risque que celui-ci ne remplisse plus ses missions. Un tel cri d’alarme s’inscrit également dans un certain contexte. On constate d’une part que les entreprises sont extrêmement puissantes et qu’elles peuvent décider comme bon leur semble de la vie et de la mort des travailleurs, notamment dans les dossiers Caterpillar et ING. Et, d’autre part, il faut se demander ce à quoi aspirent les jeunes d’aujourd’hui. Pour eux, il n’est souvent pas question de consacrer leur vie à une seule tâche ou un seul employeur. Au contraire, ils ont envie de varier leurs activités, quitte à aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.
Pour trouver un sens à leur vie ?
Oui, et pour cela, il faut disposer de capacités d’adaptation et de réflexion que l’université devrait tâcher de développer en formant des individus "complets" et non seulement de bons petits soldats prêts pour le marché de l’emploi, en un mot, des "outils".
Que proposez-vous comme solution ?
Un refinancement intégralement public de l’enseignement supérieur à hauteur des besoins de nos universités, hautes écoles et écoles supérieures d’art. Et je parle d’un véritable refinancement, car ce n’est pas l’enveloppe, prévue par le ministre Marcourt, de 107,5 millions d’euros distillés jusqu’à l’horizon 2019, qui permettra d’arranger quoi que ce soit. Avec cela, on peut tout juste espérer appliquer une couche de peinture sur des murs qui s’effondrent.
Le président du CA de l'ULB a amené Mc Kinsey dans ses valises
“ Nous ne sommes pas étonnés de l’annonce du projet d’accueillir les bureaux belges de McKinsey sur le campus de l’ULB. C’est dans la continuité de la nomination de l’ex-directeur général de cette multinationale de management au poste de président du conseil d’administration de l’université ", explique la porte-parole du collectif Université du Libre Business. Ce premier février, les étudiants de ce collectif dénonçaient déjà la nomination de Pierre Grudjian au CA de l’ULB, pointant la gestion managériale de l’université, la place toujours plus grande laissée au privé, ainsi que la marchandisation de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, ils constatent également qu’on se dirige vers un enseignement à deux vitesses, avec des filières jugées “rentables” et d’autres laissées à l’abandon comme l’histoire, la philosophie et les sciences humaines en général.
Non
Nicolas Dassonville, porte-parole de l'Université libre de Bruxelles.
" L’ULB accueille aussi une chaire FGTB. Personne ne crie au loup ou considère que cela modifie la manière d’enseigner. Il en va de même quand on conclut un partenariat avec McKinsey ou Belgacom. "
Quel est ce projet de partenariat entre l’ULB et McKinsey, référence dans le conseil en stratégie ?
C’est un projet de location de surface de bureaux. McKinsey souhaite rassembler son personnel belge sur un seul site. Nous voyons comment il pourrait occuper un espace qui, aujourd’hui et dans les 20 ans à venir, ne sera pas utilisé par l’ULB sur son campus de la Plaine. Un espace pour lequel l’ULB n’a ni le besoin ni le financement pour construire un bâtiment. McKinsey, via sa location, permettrait la construction de ce bâtiment et s’implanterait ainsi sur le campus.
Pierre Gurjian (que nous avons essayé de contacter), ex-directeur de McKinsey Belgium, est président du conseil d’administration de l’ULB depuis janvier 2016. N’y a-t-il pas conflit d’intérêts dans ce partenariat ULB et McKinsey ?
Je ne peux pas déflorer les travaux du conseil d’administration. Son président sait ce qu’est un conflit d’intérêts et quand il faut faire un pas de côté dans certaines discussions ou négociations au sein du CA.
Des étudiants reprochent que l’ULB, sous influence, aurait tendance à troquer les savoirs contre des compétences et à former des étudiants prêts à l’emploi pour les entreprises. Que leur répondez-vous ?
Ce n’est pas dans la logique des universités. A la différence des hautes écoles, les universités préservent leur côté non professionnalisant et forment davantage des esprits que des compétences. L’ULB a toujours travaillé dans cette optique, a toujours appris à apprendre et nourrit son enseignement avec la recherche de professeurs à la pointe grâce aussi aux partenariats publics ou privés.
Y aura-t-il d’autres relations qu’immobilières entre McKinsey et l’ULB ?
Il est clair qu’une proximité géographique entre deux institutions qui pourraient travailler ensemble, accélère et augmente le potentiel de collaborations. Mais ce n’est pas une condition de la location par l’ULB à McKinsey de surfaces de bureaux. Maintenant, McKinsey entretient déjà des collaborations avec l’Ecole de commerce Solvay, des étudiants vont déjà en stage chez McKinsey, des études réalisées par McKinsey engagent déjà des chercheurs de l’ULB et des employés de McKinsey sont professeurs part-time à l’ULB. Mais nous avons aussi des collaborations avec d’autres entreprises ainsi qu’avec des partenaires sociaux ou publics. Pas mal de recherches sont commanditées et financées par la Région wallonne, la Fédération Wallonie-Bruxelles ou Bruxelles. Prenez l’exemple de la chaire FGTB. Il n’y a pas plus opposé à McKinsey. Ce syndicat finance donc de la recherche et de l’enseignement à l’ULB en sciences du travail. Personne ne crie au loup ou considère que cela modifie la manière d’enseigner. C’est normal. Il en va de même quand on a un partenariat avec McKinsey ou Belgacom.
Des facultés en sciences humaines (histoire, philo…) se plaignent de rationalisations poussées que ne connaîtraient pas des filières plus rentables.
Je ne pense pas que notre récente histoire démontre que l’ULB ait définancé certaines facultés comparées à d’autres. Et surtout pas sur base de critères de "solvabilité" ou de "rentabilité". Ce ne sont pas les outils de gestion qu’utilise l’ULB pour décider du financement des différentes filières. Pour le reste, c’est un débat politique qui atterrit chaque fois sur la table de notre conseil économique.
Les entreprises s’offrent-elles l’université ?
Au contraire. Et l’ULB ne vend pas son âme en réalisant des partenariats. Maintenant, les universités francophones ont été définancées depuis des décennies. Du coup, toutes les universités cherchent des pistes alternatives de financement, par le mécénat, par la valorisation de la recherche, par la création de spin off ou par des partenariats, publics et privés. Mais ces nouvelles sources de financement ne viennent en rien altérer notre recherche et notre enseignement. Ce n’est pas parce Belgacom a financé une partie de la construction d’un bâtiment sur le campus Solbosch que notre département Technologie de l’information et de la communication a formé des gens spécifiquement adaptés aux besoins de Belgacom. Il faut raison garder.
L’évolution historique des partenariats université-entreprise
Le partenariat université-entreprise n’est évidemment pas nouveau. Dans la "Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur" du 28/1/2012, Loïc Brémaud et Michel Boisclair en dessinent ainsi l’émergence : "Dans les années 60, on pensait que l’expansion de l’enseignement supérieur contribuerait non seulement à la croissance économique de façon substantielle, mais aussi réduirait les inégalités en en rendant l’accès plus facile. Au cours des années 70, l’enseignement supérieur produisait de plus en plus de diplômés, mais ces derniers n’avaient pas les qualités attendues par les employeurs. Dans les années 80, le débat s’élargit et on tient davantage compte du domaine étudié, du programme proposé et de la demande des étudiants, ce qui mène à une multiplication des options et des stratégies individuelles. Dans les années 90, le regain d’intérêt pour l’employabilité des diplômés donna aux institutions la responsabilité de préparer les étudiants pour le monde du travail. On commence alors à se demander si l’université peut y arriver toute seule." En 1999, la déclaration de Bologne recommande clairement que l’offre d’études de l’enseignement supérieur soit davantage en phase avec les réalités socio-économiques. C’est donc un paramètre que les universités prennent aujourd’hui en compte. Sur son site, l’ULg détaille par exemple toutes les règles concernant les différentes formes de partenariat envisageables en matière de travaux de recherche.