Faut-il enseigner l'histoire de manière plus classique?
Le cours d'histoire est souvent l'objet de polémiques, certains l'accusant d'oublier de transmettre des savoirs au profit des savoir-faire que sont les compétences. Derrière ces polémiques, se cachent aussi des visions divergentes de ce que peut apporter un cours d'histoire, mais également l'enseignement en général.
Publié le 15-11-2016 à 14h28 - Mis à jour le 16-11-2016 à 09h42
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Le cours d'histoire est souvent l'objet de polémiques, certains l'accusant d'oublier de transmettre des savoirs au profit des savoir-faire que sont les compétences. Derrière ces polémiques, se cachent aussi des visions divergentes de ce que peut apporter un cours d'histoire, mais également l'enseignement en général.
Non
Jean-Louis Jadoulle, historien, professeur à l'université de Liège et auteur du livre "Faire apprendre l'histoire" aux Editions Erasme (2015).
" On ne peut opposer les savoirs et les savoir-faire, car les seconds s’appuient sur les premiers. Mais il faut aussi garder à l’esprit que le cours d’histoire a plus à offrir que la simple transmission de connaissances. "
Quelles sont les finalités d’un cours d’histoire ?
D’ordinaire, on en distingue trois. La première est culturelle : il s’agit d’apprendre aux élèves qui nous sommes, d’où nous venons, quels sont les codes de notre culture. Il s’agit aussi de leur faire découvrir d’autres sociétés pour développer leur sentiment d’appartenance à notre culture, mais aussi les ouvrir à l’altérité. La deuxième est de type plus intellectuel : elle sert à apprendre la manière de penser de l’historien, à familiariser les élèves avec une approche particulière qui inscrit les phénomènes dans une perspective temporelle par exemple. On a l’habitude de dire que les mathématiques et le latin, au-delà des intégrales ou des déclinaisons, permettent d’apprendre une manière de raisonner. Et bien, c’est pareil pour l’histoire. Cette deuxième finalité entend donc former l’esprit des élèves. Enfin, la troisième est celle qui est la plus mise en exergue depuis quarante ans : c’est la finalité citoyenne. Le cours d’histoire vise à former des citoyens qui comprennent le monde dans lequel ils vivent. Pour cela il leur faut des savoirs et des outils de compréhension. Cette troisième finalité s’appuie donc sur les deux premières. Mais elle s’appuie aussi sur le fait que les élèves aient pu découvrir que les acteurs de l’histoire, ce sont les hommes. Si les élèves ne découvrent pas cela, ils ne pourront prendre conscience de leur rôle et du fait qu’ils peuvent devenir eux-mêmes des acteurs de l’histoire.
N’a-t-on pas oublié la première finalité, celle de transmettre des savoirs et des connaissances ?
Non, il suffit de se plonger dans les programmes, les manuels et d’observer les pratiques des enseignants pour se rendre compte que c’est faux. Les premiers sont remplis de savoirs, et enseigner ceux-ci, est la préoccupation première des enseignants, même si c’est de moins en moins de manière magistrale.
Mais est-ce possible de développer de telles finalités en deux heures par semaine ?
C’est en effet une contrainte qui rend le travail des profs très difficile. Mais si les finalités sont ambitieuses, ce ne sont pas elles qu’il faut revoir, mais bien les moyens. De façon générale, je pense qu’il faudrait augmenter le nombre d’heures dédiées aux sciences humaines qui offrent une bonne partie des clés de compréhension du monde.
En attendant, ne peut-on pas constater que le niveau des connaissances a baissé ?
Aucune donnée scientifique ne permet de l’affirmer. Dire que le niveau de connaissances a baissé résulte souvent de perceptions subjectives et de comparaisons qui n’ont pas lieu d’être. Suite à la massification scolaire, les élèves d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’il y a vingt ans. J’ai moi-même comparé deux échantillons d’environ 650 élèves. Les premiers, en 2002, n’avaient pas connu les compétences. Les seconds, en 2009, bien. Le résultat est que leurs niveaux respectifs de connaissances sont identiques. L’approche par compétences n’a pas donné lieu à une déperdition en matière de connaissances culturelles.
Comment retraceriez-vous l’évolution des cours d’histoire ces dernières années ? Et fut-elle bénéfique ?
Le tournant principal date des années 70 avec cette prise de conscience qu’à côté de la transmission de connaissances, l’enseignement de l’histoire peut aussi servir à développer des habiletés intellectuelles. On a donc demandé aux enseignants non pas d’abandonner le récit, mais de faire place à ses côtés à des moments pendant lesquels les élèves sont mis en situation d’analyse et de traitement de documents. Ce tournant fut une source d’enrichissement, car il a permis de ne pas limiter l’enseignement de l’histoire au seul apprentissage de connaissances. Les fameuses compétences dont on parle aujourd’hui datent des années 2000, et sont simplement le prolongement de cette évolution. Elles aident l’élève à dépasser la simple restitution de savoirs, pour l’amener à utiliser ces savoirs afin de résoudre des situations nouvelles et complexes. Les compétences ne peuvent se développer que si elles reposent sur des savoirs. Il n’y a donc pas de concurrence entre le fait d’apprendre des compétences ou des savoirs. Tout est articulé.
Oui
Louis Manaranche, agrégé d'histoire en France, enseignant et auteur du livre "Retrouver l'histoire" aux éditions du Cerf (2015).
" La transmission des grands jalons historiques qui permettentde comprendre une société fait aujourd’hui défaut. C’est inquiétant car, sanscette transmission, on accentue les inégalités et la méconnaissance de soi. "
Quelles sont pour vous les finalités d’un cours d’histoire ?
Dans un premier temps, un cours d’histoire a une finalité strictement gratuite : il permet de connaître le passé, de restituer le plus précisément possible les événements, leurs causalités, leurs conséquences, et l’état d’esprit d’un moment. Un cours d’histoire vise donc la connaissance. Dans ce cadre-là, si on travaille de manière sincère, scientifique et précise, et qu’on transmet l’histoire sans contrefaçons, elle se présente aussi comme une école de discernement car on rencontre des sociétés humaines qui, à un moment donné, face à telle situation, ont réagi de telle ou telle manière. On est donc mis en contact avec le bien, le mal, le juste, l’injuste. Mais cela est par surcroît.
L’histoire se donne à raison de deux heures par semaine. Que peut-on concrètement mettre en place dans les classes sur un laps de temps si court ?
Cela dépend des âges. A mon sens, dans les plus petites classes, l’important est de revenir à la dimension chronologique qui constitue l’essence même de l’histoire. Le prof doit rétablir une dimension de récit chronologique, en insistant sur les éléments décisifs de ce récit, en donnant des grands jalons, des grands personnages qui, sans être mythifiés, se présenteront comme autant de points d’accroche, de choses faciles à retenir, et offriront à l’élève un cadre général qui lui permettra de comprendre les époques. Ensuite, plus les élèves grandissent, plus on peut entrer dans une approche thématique. Il est néanmoins essentiel de maintenir une certaine chronologie. Le risque, sinon, est d’en arriver à une libre méditation sur un aspect de l’histoire, et de perdre de vue que l’histoire est avant tout une temporalité.
En quoi Internet, qui nous offre un accès permanent à l’information, ne nous exonère-t-il pas d’enseigner les savoirs ?
Internet donne beaucoup d’informations, mais il les donne dans le désordre. Il faudra toujours un prof qui sache transmettre pour ordonner les savoirs, pour discerner le vrai du faux, le sérieux du non-sérieux, et pour accompagner le processus de connaissance. L’enseignant reste incontournable.
Néanmoins, certains préconisent d’enseigner des compétences, des savoir-faire, plutôt que des savoirs ou des "savoir que". Se trompent-ils d’objectif ?
A toute époque, il y a eu des compétences derrière les connaissances que l’on transmettait. Toujours. Mais il ne faut pas oublier que ce qui permettra d’accéder à tel ou tel savoir-faire, c’est d’abord la transmission des savoirs. C’est par l’exemple, la répétition, l’imitation, l’invention que l’on creuse les savoir-faire. Ces derniers s’incarnent toujours dans un savoir donné, dans du contenu. Le cœur du métier de l’enseignement est d’instruire. L’éducation à des compétences vient par surcroît.
Vous rappelez, dans votre dernier livre, la nécessité de transmettre un socle commun qui témoignerait de notre culture. Mais la science historique permet-elle de définir un socle commun de manière non idéologique ?
La recherche historique n’est jamais tout à fait neutre : l’historien part toujours d’un prérequis, et reste influencé par son regard, son époque ou les courants qui sont les siens. Je pense par contre qu’il est possible de définir sans trop de controverses ce qui doit être transmis, c’est-à-dire ce qui a fondé notre société. Il est possible de définir les grands jalons qu’un élève se devra de connaître pour comprendre son époque. Or, je remarque que la connaissance minimale de ce qui a fait notre société pose problème dans de nombreuses classes. Et c’est inquiétant, car on en arrive à des inégalités entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. A une époque, on a redouté que les savoirs favorisent ceux que l’on appelait "les héritiers", qu’ils favorisent la reproduction sociale. On remarque aujourd’hui que le fait de les avoir mis entre parenthèses a, au contraire, accentué les inégalités de départ. De plus, notons qu’il est difficile de construire une société soudée, si elle ne peut s’appuyer sur un socle culturel commun reconnu et connu.
Un cours et des polémiques
Clivages. Sans doute n’existe-t-il pas de cours qui attise autant les passions que le cours d’histoire. A lui seul, il cristallise la plupart des polémiques qui rythment la vie scolaire. L’école est-elle là pour instruire ou pour éduquer ? Le professeur doit-il être neutre au risque de devenir transparent ? L’enseignant doit-il se contenter de transmettre des savoirs, ou plutôt d’exercer à des compétences ? Et puis quelle histoire enseigner ? Quels accents lui donner ? Comme en témoigne le débat ci-contre, les réponses, sans occulter de réelles divergences, sont souvent plus nuancées que les questions elles-mêmes.
Belgique. Depuis les années 2000 essentiellement, l’enseignement francophone belge, à l’instar de ses voisins, a choisi la voie des compétences et des savoir-faire. C’est donc à travers la critique, la synthèse ou la communication de documents historiques que l’élève découvrira l’histoire. Le cours magistral ne sera pas interdit, mais il ne pourra plus être la seule manière d’apprendre l’histoire en classe. De même, l’approche générale reste chronologique, mais elle est moins linéaire, elle se fait plus à travers des grands thèmes tels que la condition de la femme durant la guerre de quatorze par exemple. Ces options pédagogiques visent à répondre aux finalités du cours d’histoire définies par la Communauté française : celles "d’aider le jeune à se situer dans la société et à la comprendre afin d’y devenir un acteur à part entière" .
L’enquête. Dans son ouvrage "Faire apprendre l’histoire", Jean-Louis Jadoulle synthétise les évolutions pratiques et théoriques qui ont mené l’enseignement francophone belge sur la voie de l’apprentissage par compétences. Mais il va plus loin en proposant de manière concrète une pédagogie de "l’enquête". Cette dernière rapproche l’enseignement historique de la manière dont l’historien travaille et, plus généralement, dont l’humain apprend. Les savoirs et les savoir-faire y sont intrinsèquement liés.
Les jalons. A travers son ouvrage "Retrouver l’histoire", Louis Manaranche se montre plus inquiet, regrettant que l’enseignement de l’histoire ait été perdu, notamment parce que l’histoire a été vue comme un héritage qui pouvait diviser une société. Or, insiste-t-il, si elle est prise comme un tout, elle peut être au contraire un vecteur d’unification et d’unité. Il fait le pari que la connaissance culturelle est première, et qu’il serait vain de chercher à exercer son esprit critique en en faisant abstraction. La transmission de savoirs est, pour lui, à revaloriser. BdO