Les militaires ont-ils raison de se plaindre ?
Plusieurs milliers de militaires en colère ont manifesté à Bruxelles ce mardi. Ils s’opposent à la réforme de leur fin de carrière initiée par le gouvernement. Faudrait-il les exempter de l’effort collectif face au vieillissement démographique ?
Publié le 16-11-2016 à 10h28 - Mis à jour le 17-11-2016 à 11h50
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Plusieurs milliers de militaires en colère ont manifesté à Bruxelles ce mardi. Ils s’opposent à la réforme de leur fin de carrière initiée par le gouvernement. Faudrait-il les exempter de l’effort collectif face au vieillissement démographique ?
Oui
Patrick Descy, secrétaire permanent de la CGSP Militaire.
" Le fonctionnement de la Défense est remis en question. Garder plus longtemps tous ces gens va coûter très cher. On n’a déjà plus d’argent pour investir. Alors comment rester crédible sur la scène internationale ? "
Dans une lettre adressée aux militaires lundi, le ministre de la Défense Steven Vandeput explique et justifie le futur nouveau système des fins de carrière dans l’armée, à l’image de la réforme qui se mettra en place pour d’autres catégories professionnelles. "Pour les militaires, la mise à la pension à 56 ans disparaît", dit-il, "et le seuil de mise à la pension sera progressivement augmenté vers l’âge de 63 ans". Ne trouvez-vous pas logique de participer à l’effort général ?
Pas de cette façon. C’est vraiment une rupture de confiance. Pendant toute notre carrière, on nous a promis une retraite intéressante et qui arriverait plus vite, pour nous faire accepter d’être moins payés. On a gagné moins pendant de nombreuses années, un peu moins vers la fin c’est vrai. Mais j’ai le souvenir que, dans les années 80, on touchait environ 20 % de moins que d’autres fonctionnaires. Or aujourd’hui, à deux minutes de la fin du match, on en change les règles ! Du coup, les gens ont l’impression d’avoir été roulés dans la farine.
"C’est une réponse aux défis sociétaux", dit le ministre. Non ?
En tout cas, c’est en contradiction avec le Plan stratégique qui préconise le rajeunissement de l’armée. Il est prévu que la moyenne d’âge des militaires, établie à 41 ans, va être ramenée à une moyenne de 34 ans. Or, si des militaires plus âgés restent, il n’y aura pas de place pour des collègues plus jeunes.
Dans la lettre du ministre, on lit : "Dans le futur de l’armée, nous irons vers une carrière à durée limitée. Une carrière mixte deviendra la règle. Un travail est fait pour que la mobilité des militaires soit accrue." En quoi la mobilité des militaires vers l’administration n’est-elle pas bonne ?
Ce qui ne va pas, c’est qu’il s’agit d’une promesse dont personne ne peut être certain de la réalisation concrète. Orienter les militaires vers les ministères, très bien mais, ce qu’on ne dit pas, c’est que ces ministères ne veulent absolument pas de nous parce qu’on vient prendre la place d’un fonctionnaire qui aurait pu être promu et qui ne le sera pas parce que le militaire arrive, qui plus est avec un coût salarial exorbitant (puisque c’est un militaire en fin de carrière) et une obligation d’être formé. On le sait, que cela ne fonctionnera pas. Tous les autres ministères suppriment eux aussi des emplois et font travailler les gens plus longtemps. Et que pensez-vous qu’il arrivera à ce militaire qu’on ne saura caser nulle part ? Voilà votre C4, au revoir Monsieur. D’ailleurs, c’est déjà ce qui se passe aujourd’hui ! J’ajoute que l’impact budgétaire pour la Défense va être énorme (alors que 68 % de son budget sert déjà à payer le personnel aujourd’hui). Un militaire mis à la pension à 56 ans reçoit 75 % de son salaire. En le gardant sept ans de plus, on le paiera à 100 %. Donc, évidemment que les Pensions vont faire une économie mais la Défense, elle, va devoir payer les 100 % des salaires sur son budget (sauf si elle arrive à se débarrasser des gens) ! Globalement dans le budget fédéral, cela représente 25 millions d’euros par an à trouver pour garder deux à trois mille personnes. Le problème est que, maintenant déjà, 68 % du budget de la Défense sert à payer les gens et 27 % aux frais de fonctionnement. Il ne reste donc rien pour investir. Le but du Plan stratégique était de ramener la part des salaires à 50 % : ce qui vient d’être décidé va complètement à l’encontre.
Pourquoi faut-il préserver une Défense solide ?
C’est ça, la vraie question : le fonctionnement du département est entièrement remis en question, or la Défense n’arrive déjà plus à envoyer du personnel en soutien dans certains conflits (on est passé de 1 500 personnes à 300 maximum en mission par an). Et on parle d’intégrer une armée européenne ? Mais ça, aussi, coûte beaucoup d’argent ! Notre matériel doit être compatible avec celui des autres. Seulement on n’a plus d’argent pour investir. Plus personne ne va vouloir de nous. L’influence d’un État sur la scène internationale, c’est quand même sa force militaire. Et nous, on est déjà ridicule. Enfin, au niveau de la Belgique, la Défense est le dernier département qu’on ne peut pas régionaliser. Donc, si vous voulez aller vers un "Plan B", il ne faut plus d’armée ou alors une armée réduite au maximum…
Jean Hindricks
Professeur d'économie à l'UCL, codirecteur du Center of Operations Research and Econometrics (CORE), senior fellow à l'Itinera Institute.
" Même si leurs avantages diminuent, les militaires restent avec un régime spécial en deçà de la norme. Répartir l’effort pour nos pensionssur un plus grand nombre d’épaules allège l’effort pour chacun d’entre-nous. "
Les militaires protestent contre la réforme du régime spécial de leur pension. A quels changements doivent-ils s’attendre ?
On diminue les avantages de ce régime spécial aux niveaux des conditions d’âge et des conditions de carrière. De 56 ans aujourd’hui, l’âge pour accéder à la pension passera à 57 ans en 2018 pour atteindre progressivement 63 ans en 2030. En comparaison, pour l’ensemble des salariés, l’âge sera de 67 ans en 2030. Quant aux conditions de carrière - trente ans à l’armée actuellement pour prétendre à une carrière complète -, elles passent à 38 ans en 2018 (un fameux bond !) puis de façon linéaire à 42 ans en 2030 (contre 45 ans pour le régime général). C’est indéniablement l’aspect le plus dur de la réforme. Mais on le constate, les militaires restent avec un régime spécial en deçà de la norme générale.
Pourquoi la réforme a-t-elle été décidée par le gouvernement ?
Vu l’allongement de l’espérance de vie, la tendance générale est que tout le monde va devoir accéder plus tard à la pension et accomplir une carrière plus longue. Cet effort collectif s’avère nécessaire pour faire face au vieillisement démographique. Répartir l’effort sur un plus grand nombre d’épaules allège l’effort pour chacun d’entre-nous. Dispenser un groupe créerait des discriminations et des inégalités de traitement. Si on fait une exception pour l’armée, il faut aussi en concéder une pour la police puis pour la SNCB et ainsi de suite et en cascade. Finalement, tout l’effort sera concentré sur un groupe tellement petit que l’effort en deviendra insupportable. L’objectif commun est de rendre viable le régime de nos pensions à tous. Allonger les conditions de carrière, c’est s’assurer que chacun y contribue suffisamment. Les enquêtes d’opinion concernant les réformes de pension montrent que la suppression de tous les régimes spéciaux est demandée par 85 % de l’opinion publique. En clair, la population ne tolère plus les régimes préférentiels, hérités d’un contexte historique. Si une légitimité démocratique existe pour éliminer de tels régimes spéciaux, l’opinion publique va toutefois en accepter le principe si les bases sont objectives, à savoir, tenir compte de la pénibilité des métiers. Pour les syndicats des militaires, leur métier est pénible.
Comment évaluer la pénibilité d’un métier intégrant un secrétaire à Evere et un scaphandrier ?
Le Comité national des pensions qui veut avancer sur la reconnaissance de pénibilité dans la détermination des pensions a établi une liste avec quatre critères : l’impact physique, l’organisation particulière du travail (shifts, travail de nuit,…), la sécurité (danger potentiel) et la charge émotionnelle. Si des militaires sur le terrain pourraient être pris en compte que va-t-il se passer pour les militaires dans les bureaux ? Ou quand l’un passe de l’action à un bureau ? Il faut maintenant réfléchir à des mobilités professionnelles efficaces afin que les travailleurs ne finissent pas malades ou déclarés en incapacité. A 58 ans, des para-commandos ne vont pas sauter en mission. La réforme des pensions sur les carrières mixtes (combinaison de régimes d’indépendant, de salarié, de fonctionnaire…) va faciliter cette mobilité actuellement freinée à cause de la rigidité des différents systèmes de pension. Aujourd’hui, les gens ne veulent pas changer de métier de peur de perdre leurs droits à la pension. Demain, cela devrait s’assouplir.
Quelles seront les conséquences de la réforme ?
L’économie en termes de pensions en moins pour la sécurité sociale masque un problème : c’est le coût de cette réforme - estimée à 1,5 milliard d’euros supplémentaires - sur le budget de l’armée qui va devoir garder plus longtemps son personnel le plus ancien donc le plus coûteux. La masse salariale qui tourne autour des 65 % ne pourra pas être abaissée à 50 % comme annoncée dans le Plan stratégique du ministre de la Défense afin de libérer des moyens pour les investissements et équipements. Or la pression - surtout avec l’élection de Trump - sera forte pour que la Belgique augmente ses investissements militaires en conformité avec l’Otan. Fameux dilemme en perspective. La volonté du ministre Vandeput de créer une armée plus jeune en remplaçant les seniors par des juniors apparaît donc bien contrariée par cette réforme.