Et si à la fin du spectacle, les gens payaient ce qu'ils veulent?
L'humoriste Dan Gagnon défend le concept de prix libre pour ses spectacles. Chacun paie ce qu'il veut selon son appréciation. A la clé, plus d'ambiance et l'accès pour tous. Cette façon de faire est-elle séduisante et efficace ou inapplicable?
Publié le 18-11-2016 à 13h54 - Mis à jour le 18-11-2016 à 14h58
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/XKCRQESZUVDRTFJQRGCGCDJN7M.jpg)
L'humoriste Dan Gagnon défend le concept de prix libre pour ses spectacles. Chacun paie ce qu'il veut selon son appréciation. A la clé, plus d'ambiance et l'accès pour tous. Cette façon de faire est-elle séduisante et efficace ou inapplicable?
Oui
Dan Gagnon, humoriste.
" Ce n’est pas logique de faire payer les gens avant le spectacle. Personnellement, je n’achèterais pas une voiture sans l’essayer. Proposer aux spectateurs de payer ce qu’ils estiment être juste, ce n’est pas une stratégie marketing, c’est une philosophie. J’ai envie de prouver que c’est payant de faire confiance aux gens."
Pourquoi vos spectateurs n’achètent-ils pas leur place avant le spectacle ?
Je ne trouve pas ça logique de faire payer les gens avant. C’est mieux de payer pour la qualité du spectacle plutôt que pour un siège. Ils réservent mais ne paient ce qu’ils veulent qu’après. Je n’aime pas le message que transmet le fait de vendre des places à l’avance, c’est comme si je n’avais pas confiance en ce que je fais. Personnellement, je n’achèterais pas une voiture sans l’essayer. Proposer aux spectateurs de payer ce qu’ils estiment être juste, ce n’est pas une stratégie marketing, c’est une philosophie.
N’est-ce pas un pari risqué ?
Non. Si je n’ai pas assez de gens dans les salles, c’est parce que je ne suis pas assez drôle. Je travaille des centaines d’heures pour un spectacle en lequel je crois. Cela marche, je gagne de l’argent. La prochaine tournée de trente dates qui ne commence que dans trois mois est déjà remplie à plus de 30 %. Certains me disent que je pourrais maintenant demander de l’argent car la première tournée a bien marché. Ils n’ont rien compris. Pour réussir, je coupe tous les intermédiaires. Je ne me suis servi que de Facebook pour ma promotion et plus ou moins 5 000 personnes sont venues me voir. C’est très simple, je travaille puis je demande aux gens de venir et on s’amuse.
Les gens donnent donc de l’argent ?
C’est différent de dire "c’est 50 euros et payez-moi avant que je fasse les blagues" que "je vais faire un show, donnez ce que vous voulez" : les gens réagissent toujours mieux avec quelqu’un qui les traite bien. Il ne faut pas partir du principe qu’on va essayer de m’entuber, les spectateurs sont honnêtes. Et si quelqu’un ne met rien dans l’enveloppe alors qu’il a de l’argent, cela ne changera rien. Il y a parfois des gens qui mettent 100 euros ! Je m’aime beaucoup mais je ne me donnerais quand même pas 100 euros pour un spectacle. Je vois très bien quand j’ai été bon parce que je reçois plus d’argent. Il y a plein d’histoires avec ce système… Par exemple 20 euros et 66 centimes : la personne avait prévu de me donner 20 euros mais elle a vidé le reste de son porte-monnaie pour me lancer un message. C’est là l’intérêt du spectacle vivant : le contact humain.
Est-ce que cela change quelque chose à l’ambiance ?
Cela change tout ! Si tu vas voir un show, tu vas te souvenir de deux ou trois blagues seulement, mais tu te rappelleras si tu as aimé ou pas. Faire un spectacle ne commence pas à la première blague, tout l’ensemble doit être cohérent. Il y a des humoristes que les gens vont voir un vendredi soir après une semaine pourrie et pensent : j’espère qu’il va me faire rire parce que ça m’a coûté 55 euros. Moi j’ai envie que l’ambiance soit détendue dès le début, que les gens invitent un copain en lui disant : on va voir et si on n’aime pas on ira boire un verre. Dans mes spectacles, des gens viennent en plus grands groupes, l’ambiance est meilleure et quand j’ai fini, je reste, on discute. Ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent peuvent venir aussi, c’est comme quand on prépare un grand dîner : quand il y en a pour onze, il y en a pour douze. Certains reviennent, alors qu’un humoriste, c’est comme une boîte d’allumettes, une fois qu’il a fait sa blague, elle ne marche plus après.
Vous écrivez que la gratuité permet la distribution.
Je n’ai jamais connu personne de populaire qui vivait dans la pauvreté. Pour devenir populaire, il faut être aimé et donc connu. Pour être connu, il faut être découvert et donc permettre aux gens d’aller voir les artistes. On s’entête à rendre compliqué le fait d’être découvert. Comme si l’on devait payer pour voir une pub ! Ça ne marche pas, changeons !
Quelle est la prochaine étape ?
De nombreux artistes me demandent comment le concept pourrait fonctionner pour eux. Plus il y a d’offre, plus il y a de diversité. On ne peut pas convaincre qui que ce soit que quelque chose est ringard, la seule option c’est de faire mieux ou différemment et que cela marche. J’ai envie de prouver que c’est payant de faire confiance aux gens.
Non
Thibaut Nève, directeur de la compagnie Chéri-Chéri et comédien.
" Le budget des différents événements culturels varie énormément. Parce que derrière chacun d’eux, il y a telle ou telle masse de travail et tels ou tels frais, que perçoivent difficilement les spectateurs. Il semble dès lors difficilement envisageable de les laisser décider, à la sortie, de ce qu’ils devraient payer. Non, cela impliquerait de trop grands risques d’échecs financiers. "
Dan Gagnon défend un modèle économique original pour ses spectacles : il ne demande pas de prix d’entrée et laisse les gens payer ce qu’ils veulent à la sortie. Qu’en pensez-vous ?
C’est une idée qui paraît séduisante pour le théâtre de rue, les stand-up, voire les spectacles avec peu d’acteurs, mais, dès qu’il y a quatre ou cinq personnes sur scène, je crains que cela devienne difficilement applicable.
Pourquoi ?
Pour des spectacles à peu de frais, à l’instar d’un stand-up, le spectateur mettra volontiers 10 ou 15 euros dans le chapeau à la sortie - c’est ce qu’il paie d’habitude pour ce genre d’événement culturel. Mais, pour un spectacle qui implique, par exemple, ne fût-ce qu’un peu de machinerie, je ne suis pas sûr que ce même spectateur sera conscient qu’il lui faudra concéder une somme deux fois plus élevée. Ainsi, le système défendu par Dan Gagnon ne fonctionnerait qu’à condition qu’on "éduque" le spectateur…
Justement, ne pourrait-on pas "éduquer" le spectateur ?
C’est vrai que le débat initié par Dan Gagnon a le mérite de soulever la problématique suivante : depuis que les lieux culturels bruxellois ont connu une forte baisse de fréquentation, à cause du lock-down, l’année passée, il faut tenter de faire revenir les gens au théâtre. Or, dans le même temps, ceux-ci sont de plus en plus habitués à payer peu, à bénéficier de réductions… A cet égard, une réflexion sur le prix des spectacles est plus que bienvenue. Les gens sont prêts à mettre 12 000 euros pour une voiture, mais quand on leur demande 10 euros pour assister à une pièce de théâtre, ils ne comprennent pas pourquoi. Toutefois, je ne suis pas convaincu que faire payer les spectacles au chapeau constituerait la solution. Comme je l’ai dit, à partir du moment où les frais pour un spectacle s’accumulent, cela risque d’engendrer des raccourcis qui seraient dommageables pour les acteurs.
Que voulez-vous dire ?
On a tendance à confondre le culturel et l’artistique. Quand on dit qu’il faut que la culture soit accessible à tous, je suis d’accord. Mais, pour qu’il y ait de la culture, il faut aussi qu’il y ait des artistes. Et derrière le prix des spectacles, il y a cette autre réalité économique : des comédiens qui connaissent généralement une grande précarité au niveau de leur emploi. Si on s’en référait simplement au cadre légal, en prenant en compte un salaire de base pour les acteurs, et si on travaillait uniquement au chapeau, dans certaines salles de Belgique, on n’arriverait sans doute jamais à clôturer les budgets.
Pourtant, dans certains lieux, on peut tout de même assister à des spectacles pour des montants dérisoires. Comment est-ce donc possible ?
Si je prends l’exemple d’un centre culturel comme les Riches-Claires, à Bruxelles, je sais que certaines compagnies acceptent d’y jouer sans être sûres de rentrer dans leurs frais - parce qu’elles veulent se faire connaître. Ainsi, dans le monde culturel, s’il y a des événements qui reposent sur certaines garanties financières, il y en a d’autres qui s’organisent sans certitudes de s’y retrouver. Et donc - c’est un peu ce que pose en sous-main la proposition de Dan Gagnon - est-ce que le spectateur doit être au courant de tout ça ? Pourquoi pas… Mais, alors, il faut ouvrir un autre débat : est-ce qu’il faut informer les gens sur ce que couvre le prix de leur place de spectacle ? A la ministre de l’envisager.
Dans ce cas, les spectateurs n’hésiteraient-ils plus à payer jusqu’à 40 euros pour assister à une pièce de théâtre ?
On a créé une chambre où l’ensemble des acteurs du théâtre professionnel se retrouvent et, ensemble, on se rend compte qu’on est les meilleurs gestionnaires dont le libéralisme puisse rêver. Chez nous, chaque euro est éminemment compté. C’est vrai que, généralement, les gens ne soupçonnent pas qu’en donnant leur argent à une opération artistique, ils font souvent une bonne affaire. Je peux vous assurer que je ne connais pas beaucoup d’exemples d’opérateurs culturels qui se sont enrichis à titre privé en Belgique. Au contraire, nous vivons de rêves et de plaisir.