Faut-il taxer le self-scanning des grandes surfaces?
Publié le 22-11-2016 à 16h13
Le ministre wallon du Budget propose d'élargir la taxe sur les automates au self-scanning de la grande distribution. Inacceptable pour les responsables d'entreprise qui jugent la mesure contre-productive et anti-progrès.
Oui
Christophe Lacroix, ministre wallon du Budget.
" Les clients font eux-mêmes une grande partie des tâches autrefois effectuées par des opérateurs. Or, les économies réalisées ne bénéficient jamais aux clients et des personnes peu qualifiées perdent leur emploi."
Samedi, dans La Libre , vous avez proposé d’élargir la taxe sur les automates(1), entre autres aux "self-scannings" des grandes surfaces. Pourquoi visez-vous cet outil-là ?
Les grandes enseignes n’assurent plus certains services qu’offrent encore les petits commerces, mais sans que l’on y constate pour autant une diminution des prix. Les clients mettent eux-mêmes leurs marchandises dans leurs caddies, rangent eux-mêmes les vidanges. Aujourd’hui, c’est l’enregistrement des marchandises. Cela vaut aussi pour le secteur bancaire où les clients font eux-mêmes une grande partie des tâches autrefois effectuées par des opérateurs. Or, l’ensemble des économies réalisées ne bénéficient jamais aux clients. Et dans le secteur de la distribution, le service effectué par le client qui est le plus aisément identifiable, c’est le "self-scanning".
Vous pointez aussi et surtout des conséquences pour l’emploi (2).
Des entreprises remplacent du personnel peu qualifié par des automates afin de maximiser leurs profits. Ça a plusieurs inconvénients, selon moi. Un : ces personnes pas ou peu qualifiées retrouveront difficilement un emploi. Deux : on demande à l’Etat (le fédéral) de prendre en charge leurs allocations de chômage. Trois : on demande à la Région wallonne de faire un effort de réinsertion et de formation pour essayer de les réintégrer dans le milieu du travail. Cela a un coût pour la collectivité. Il est juste de faire participer à ce financement les responsables et bénéficiaires de ces suppressions d’emplois. Quand on remplace des travailleurs par des robots, tous ne retrouvent pas un emploi. Ce sont donc des familles qui perdent un revenu; c’est de l’argent qui ne sera plus consommé et plus réinjecter dans la vie économique et sociale; ce sont des cotisations sociales qui échappent à l’Etat…
Mais n’avez-vous pas le sentiment d’aller à contresens de l’histoire et du progrès ?
La numérisation et la digitalisation de l’économie sont des avancées technologiques majeures que je ne conteste pas et que je ne combats pas. C’est la voie du progrès. Et si ça permet de remplacer des emplois pénibles, tant psychologiquement que physiquement, c’est bien. Mais on ne peut pas se permettre d’avoir une société où toute une série d’emplois seront remplacés par des robots. On voit maintenant des voitures qui se conduisent toutes seules. Imagine-t-on un jour que les bus des TEC soient conduits sans chauffeur ?
Quels sont les risques, concrètement ?
A côté des pertes d’emplois, des pertes de salaires, des pertes de cotisations sociales, il y a aussi, me semble-t-il, l’accélération du creusement d’un fossé dans la société entre ceux qui vont triompher de la révolution numérique et ceux qui vont en crever. Si on n’y prend pas garde, on va dans une société qui se fracture de plus en plus. Et les laissés-pour-compte, les frustrés, les lâchés, ceux qui ne sont pas aidés, sont les premiers à céder aux sirènes du populisme. L’élection de Trump, le Brexit, le succès de Marine Le Pen aujourd’hui en France, c’est cela…
Vous dépassez largement le champ de la taxe sur les automates, là.
A court terme, je veux revoir les taux de la taxe et élargir son périmètre. Mais je m’inscris aussi dans une réflexion à long terme, au-delà de mes compétences en Wallonie. Si, à un moment donné, on ne se met pas tous autour de la table - gouvernements, responsables politiques, acteurs d’entreprises - pour refonder une société du XXIe siècle; si on ne refonde pas les socles d’une société équilibrée et durable pour tous et toutes au travers d’un grand pacte social, comme on l’a fait au lendemain de la Guerre 1940-1945, je pense que nous serons vraiment le siècle du populisme et de tous les dangers.
L'impact du self-scanning
" L’impact du ‘self-scanning’ sur la fonction de caissière est clair. Mais impossible à chiffrer", explique la syndicaliste Myriam Delmée (SETCA). Parce que quand l’automatisation s’est installée dans les magasins, les employeurs ont négocié de la polyvalence. Il y a donc moins d’hôtesses de caisse – fonction “noble” parce que à responsabilités – mais, affectées à d’autres tâches, elles n’ont pas perdu pour autant leur emploi. Toutefois, au global, d’autres emplois – souvent les précaires – ont disparu. La restructuration chez Delhaize a amené, selon Myriam Delmée, une diminution en moyenne d’une dizaine de personnes dans chaque supermarché. Pas uniquement due aux répercussions du “self-scanning” mais aussi à cause de toutes les autres mesures d’automatisation comme les étiquettes électroniques (dont les prix changent depuis un ordinateur) ou les précommandes automatiques (sur base justement de la numérisation des étiquettes passées à la caisse).
Non
Dominique Michel, administrateur-délégué de Comeos.
" En fait, ce ministre veut taxer le progrès. Imaginez que les ministres wallons, à l’époque de l’apparition de la machine à vapeur, aient décidé de la taxer pour décourager son utilisation. Inacceptable et contre-productif. "
Expliquant que les grandes surfaces licencient de plus en plus de caissières, Christophe Lacroix, le ministre wallon du Budget, veut taxer le "self-scanning". Qu’en pensez-vous ?
D’abord il n’y a pas de bain de sang social dans le secteur du commerce. Regardons ensemble les chiffres de création d’emplois. Durant la dernière année, entre 1 500 et 2 000 emplois nets y ont créé (environ 40 000 personnes sont engagés chaque année). Il veut taxer le "self-scanning" ? Mais il y a une multitude d’autres éléments qui sont et vont être automatisés dans les magasins, les entrepôts et la logistique. Les taxer ne fera qu’alourdir notre bilan par rapport aux pays voisins.
Cette taxe ne viserait pas les entreprises qui ont recours à l’automatisation pour assurer leur développement ou pour ne pas délocaliser.
Est-ce lui qui va déterminer ce qui ne peut pas être délocalisé et ce qui peut l’être ? Il devrait savoir que non seulement le secteur du commerce est délocalisable mais qu’il est en train de se délocaliser. L’e-commerce se développe bien à l’étranger, et pas assez en Belgique. Oui, les consommateurs wallons achètent à l’étranger depuis leur chaise. Ensuite, si les idées du ministre passent, les commerçants vont délocaliser de plus en plus leurs activités - logistiques notamment - de l’autre côté de la frontière qui, on le sait n’est jamais très loin en Wallonie.
Une taxe sur les automates existe pour les distributeurs de billets ou les stations-service sans personnel. Pourquoi pas le "self-scanning" ?
L’idée est inacceptable et contre productive. Imaginez qu’à l’époque où la machine à vapeur a été introduite, les ministres wallons d’alors aient décidé de la taxer pour décourager son utilisation. Si on avait suivi cette logique, la Wallonie d’aujourd’hui continuerait à travailler avec des chevaux dans ses champs, entourée de pays qui utiliseraient des tracteurs. Aurait-on créé de l’emploi avec une telle mesure ? Non ! En fait, ce ministre veut taxer le progrès. Se rend-il compte que depuis la Wallonie, il ne parviendra jamais à influencer les grands mouvements économiques mondiaux en levant une taxe ?
La révolution numérique fait peur. Elle motive des licenciements collectifs comme chez ING. Pouvez-vous rassurer les gens ?
Je l’ai répété à quatre ministres wallons : la Wallonie, en retard, doit se mettre en marche pour profiter des nouvelles technologies et de la numérisation. Là est son vrai défi pour le XXIe siècle ! A terme, l’emploi va évoluer vers des fonctions plus qualitatives avec des activités de services et d’informations. Peu à peu, l’aspect mécanique et répétitif de certaines fonctions va disparaître pour être remplacé par une machine. Cela ne veut pas dire qu’on ne va plus créer d’emplois. Demain, à l’ère du e-commerce, pourquoi des consommateurs iront-ils dans un magasin ? Pour avoir un contact social, pour voir les objets "en vrai", pour être informé par autre chose qu’une voix métallique, des options 1, 2, 3, 4… ou un site Web. Le personnel doit intégrer des fonctions de conseil, d’accueil et de services, c’est-à-dire connaître parfaitement les différents produits ou se former en contact clients. Aujourd’hui, on trouve difficilement ce type de profils. Le gouvernement wallon devrait s’intéresser à la formation pour que les entreprises puissent bénéficier à plein de ces nouvelles technologies et de l’e-commerce. Un exemple parmi d’autre : depuis des années, nous demandons à la Région wallonne d’organiser un baccalauréat en gestion de magasin. Cette fonction est plurielle avec de la gestion de personnel, logistique, comptable… et essentielle. Rien. Ce bac existe en Flandre mais toujours pas en Wallonie où on préfère taxer le progrès.
Le "self-scanning" est-il la panacée quand on constate que c’est l’acheteur qui doit travailler et que les vols ont augmenté à 4 % des ventes ?
Le "self-scanning" existe depuis 10 ans. A l’époque, on clamait que bientôt il n’y aurait plus aucune caissière. Dix ans après, elles sont toujours des milliers. Si pour quelques magasins, le "self-scanning" est une solution pour améliorer la productivité et dégager des moyens pour occuper d’autres personnes en magasin à d’autres fonctions, je ne vois pas pourquoi ce magasin devrait être taxé et pas un autre qui a choisi un autre modèle de travail.
Les enseignements de l’Histoire
Pour Christophe Lacroix , le ministre wallon de l’Economie, " on ne peut pas se permettre d’avoir une société dans laquelle de nombreux emplois seront remplacés par des robots ".
Son combat rappelle celui de la figure légendaire de Ned Ludd, un ouvrier militant anglais qui aurait saboté, sous le coup de la colère, deux métiers à tisser en 1779.
Cet incident , dont on ne sait s’il a jamais vraiment eu lieu, inspire, dès 1811, une révolte d’artisans - des tondeurs et tricoteurs sur métiers à bras du West Riding, du Lancashire du sud et d’une partie du Leicestershire et du Derbyshire - contre des employeurs et manufacturiers qui favorisaient l’emploi de machines, des métiers à tisser notamment, dans le travail de la laine et du coton. On appelait ces artisans, des luddites ou des luddistes. Et des lettres signées "King Ludd" menaçaient les patrons de l’industrie textile.
Depuis , le luddisme désigne, selon l’historien Edward P. Thompson un " conflit industriel violent ".
Et aujourd’hui , un courant critique de la technique, proche de l’écologie politique, n’hésite pas dans certains cas à se qualifier de néo-luddite.
(1) Elle est d’application sur les distributeurs de billets et de tabac, et sur les stations service sans personnel. Le ministre veut revoir les taux existants et élargir le périmètre.
(2) Les propos tenus à partir de la deuxième question l’ont été dans le cadre de l’interview accordée la semaine dernière par M. Lacroix, mais qui, pour l’essentiel, n’ont pas été repris dans La Libre de samedi.