Quand la justice papier vire au Web... (RIPOSTES)

Annonce du ministre Geens: d’ici un an, tous les dossiers et décisions "papier" seront envoyés par Internet aux avocats et aux justiciables. Mais le défi digital va bien plus loin. L’informatisation de tous les "actes sans valeur ajoutée" est évoquée. Pour un mieux, vraiment ?

Entretiens: Monique Baus
- La ministre de la Justice Annemie Turtelboom et le secrétaire d'État John Crombez en visite à la cellule Fraude fiscale du Palais de Justice de Bruxelles - Minister Turtelboom en Staatssecretaris Crombez bezoeken Brusselse fiscale fraudecel * 24/7/2013 pict. by Philip Reynaers © Photo News
- La ministre de la Justice Annemie Turtelboom et le secrétaire d'État John Crombez en visite à la cellule Fraude fiscale du Palais de Justice de Bruxelles - Minister Turtelboom en Staatssecretaris Crombez bezoeken Brusselse fiscale fraudecel * 24/7/2013 pict. by Philip Reynaers © Photo News ©Photo News

Annonce du ministre Geens: d’ici un an, tous les dossiers et décisions "papier" seront envoyés par Internet aux avocats et aux justiciables. Mais le défi digital va bien plus loin. L’informatisation de tous les "actes sans valeur ajoutée" est évoquée. Pour un mieux, vraiment ?

On fonce!

Stanislas Van Wassenhove, avocat, fondateur de l'Université d'été "Trans-mutation".

" Aujourd’hui, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, la faible valeur ajoutée doit être traitée au coût le plus bas. C’est valable aussi pour la justice. Les évolutions techniques permettent des services juridiques de proximité par l’automatisation et la mise à disposition gratuite de la connaissance. Le capital humain doit se concentrer sur la forte valeur ajoutée. La profession doit se réinventer. "

Le ministre de la Justice, Koen Geens, annonce que tous les envois de dossiers et décisions, tant aux avocats qu’aux justiciables, seront informatisés d’ici fin 2017. Ce n’est qu’une partie de la révolution en marche : les nouvelles technologies se sont massivement engouffrées dans le domaine du droit. Faites-vous partie des inquiets ?

Pas du tout. C’est une évolution bienvenue et incontournable. Courrier électronique, logiciel de gestion, numérisation des documents, base de données… : de nouveaux outils, destinés à l’amélioration de la communication, de la collaboration, de la recherche et de l’automatisation apparaissent, tant à l’intérieur du monde de la justice qu’en externe (extranet, visioconférence, plateformes collaboratives, etc). Avec l’apport de l’intelligence artificielle, de nouveaux services se développent donc dans le domaine de la connaissance et de la production automatisée de documents utilisables notamment en matière de référencement d’avocats ou de services juridiques, pour la prospective des décisions judiciaires, ou encore la gestion de projets. Aujourd’hui, la faible valeur ajoutée doit être traitée au coût le plus bas. C’est valable aussi pour la justice. Le capital humain, donc ici les juristes, doit se concentrer sur la forte valeur ajoutée.

Est-on vraiment prêt pour cela ? Ce n’est pas l’avis de certains qui craignent des bugs et autres piratages…

Des technologies poussées, basées sur le potentiel offert par le Big Data, se sont développées aux Etats-Unis et trouvent aujourd’hui leur équivalent en Europe. Plusieurs sociétés développent des services allant de la recherche juridique précise en vue de trouver la meilleure solution à la production de documents et à la résolution en ligne des litiges.

Le service au justiciable ne sera-t-il pas moins humain, voire moins affiné ?

Non, au contraire. Simples d’utilisation, avec un service rendu immédiat, des explications claires et intelligibles et une transparence sur les prix, ces nouveaux acteurs séduisent de plus en plus d’utilisateurs. Ces évolutions vont ouvrir des portes à des services juridiques de proximité par l’automatisation du service et la mise à disposition gratuite de la connaissance. D’ailleurs, beaucoup de particuliers et de PME se passent déjà d’un avocat pour réaliser des actes juridiques simples ou des contrats, mais aussi pour porter leurs affaires devant la justice. Et ce qui fait aussi leur succès, au-delà de ces avantages, ce sont les tarifs proposés, bien en deçà de ceux des professionnels du droit.

Mettent-ils le métier d’avocat en danger ?

Non, ces nouveaux entrants vont augmenter la taille du marché du droit, en créant de nouveaux besoins ou en répondant à des besoins non satisfaits.

Certains craignent "l’ubérisation" : qu’une part de la valeur de la prestation juridique passe des mains de l’avocat à celles de prestataires non réglementés, plus efficaces en marketing et proposition de services. On peut comprendre, non ?

Les professions juridiques ont tardé à développer leur présence en ligne ainsi qu’à remodeler leur offre afin de s’adapter aux particularités de la vente sur Internet. Certains entrepreneurs ont su tirer parti de cette absence d’adaptation de la part des métiers du droit, et se spécialiser dans la mise en place de plateformes permettant aux avocats d’acquérir de la clientèle par le biais d’autres canaux basés sur les valeurs fondamentales de l’avocat. C’est pourquoi il ne faut pas réagir par la peur ou la résistance, mais bien en développant une vision prospective et en se recentrant sur la plus-value de l’avocat.

Quelle est-elle ?

La plus-value de l’avocat repose sur le capital de confiance que la profession véhicule avec ses valeurs essentielles d’indépendance et de secret professionnel. A cela s’ajoutent des compétences et des expertises pointues (savoir-faire), lesquelles devraient se combiner avec une attitude bienveillante d’écoute, de collaboration et de communication (savoir-être). C’est sur base de ce capital que la profession doit se réinventer. Tous les avocats sont concernés. Ils doivent être aidés à franchir cette étape et à utiliser les nouveaux outils pour construire leur avenir sereinement. Il n’est pas trop tard, mais il est temps de monter dans le train du numérique.

Prudence...

Luc Hennart, président du tribunal de première instance de Bruxelles.

" Que les avocats développent des outils numériques, d’accord. Ils vont se faciliter la vie. Mais quel avantage pour le service public "justice" ? Aucun, car il faudra quand même tout traiter. Sauf si on parle d’un grand système intégré avec des dossiers électroniques qui exigent un investissement et un travail préparatoire considérables. Or, on n’est clairement pas prêt. Et l’humain doit rester central ."

Que vous inspire l’annonce du ministre Geens concernant l’informatisation de la justice ?

On n’a jamais connu plus grand prestidigitateur que Koen Geens… Les effets d’annonce se suivent et, personnellement, j’ai quelques inquiétudes concernant celui-là. Avant tout, je tiens à dire qu’au tribunal de première instance de Bruxelles, on n’a pas attendu l’annonce du ministre pour se mettre à l’informatisation. Depuis largement un an, la communication des jugements aux avocats se fait déjà par la voie électronique, et il est probable que ceux-ci les transmettent aux justiciables de la même manière. Cela étant, je dis : "une minute quand même…" Il faut agir en cette matière de façon très structurée, sinon on risque d’aller droit dans le mur ! Concrètement, il faut avant tout uniformiser le système et veiller à ce que celui-ci soit suffisamment sécurisé, ce qui comporte de nombreuses exigences en termes techniques.

Vous qui utilisez les échanges numériques depuis un an, êtes-vous en train de dire qu’on n’y est pas, à ce niveau d’exigences techniques ?

Sûrement pas en effet. Nous essayons de faire progresser les choses de manière très artisanale car je suis le premier à dire que je suis convaincu par la numérisation et la volonté qu’il faut avoir d’y entrer. Mais je répète qu’il faut vraiment se méfier de tout projet pharaonique. Je vous rappelle ce qui est arrivé au projet "Phénix". C’était déjà, en 2004, un grand projet de numérisation globale de tout le système judiciaire. Ce projet immense a coûté énormément d’argent et n’a jamais décollé car, face aux exigences techniques multiples et élevées, les modalités n’étaient pas prêtes. Un tas d’intervenants ont eu leur mot à dire, il y a eu un grand façadisme, le tout a patiné et patiné encore, pour finir par mourir. Je crains qu’on se dirige vers un scénario similaire… Les exigences techniques n’ont pas diminué, que je sache.

Peut-être a-t-on, cette fois, plus d’argent, de talents et d’organisation pour y répondre ?

J’ai entendu le ministre dire que ce sont les ordres d’avocats qui vont se charger de cet aspect du projet. On touche là un deuxième problème : je trouve indécent de confier ce type de mission au secteur privé ! C’est une tâche qui incombe aux pouvoirs publics et, singulièrement, au service public "justice". Que les avocats développent ce genre d’outils sur le plan privé, je n’ai pas de souci avec cela. Ils vont se faciliter la vie. Seulement, si on renverse la question et qu’on se demande ce que le service public "justice" va trouver comme avantage à fonctionner de la sorte, je réponds : "aucun !" Pourquoi ? Parce que nous, nous devrons de toute façon gérer les documents envoyés par mail : il faudra quelqu’un pour les imprimer, les ranger dans les dossiers ad hoc, etc. La numérisation ne peut fonctionner correctement que via un grand système intégré, le même pour tout le monde, avec des dossiers électroniques dans lesquels tous les documents sont organisés par le système. Alors là, parfait.

Mais alors, où est le problème ?

Le problème, c’est que ce chemin-là est encore très long à parcourir et qu’il demande une réflexion globale. Les situations des juridictions sont effectivement très différentes. Ces disparités ont coûté la vie à Phénix. Un système intégré de dossiers électroniques demande un investissement considérable et un gros travail préparatoire.

Et pour les gens, la digitalisation représente tout de même une facilité, non ?

Il faut savoir que le recours à l’informatique représente encore une difficulté pour un certain nombre de personnes. Et je pense que le numérique n’aidera pas les gens qui rencontrent déjà des difficultés pour accéder à la justice. De plus, la relation humaine est quand même extrêmement importante. Et même pour ce qui peut sembler un petit acte sans importance, il peut être très important pour quelqu’un de pouvoir échanger avec un être humain. L’idée que la société numérique va apporter des solutions à tout, moi je n’y crois pas. Une bonne justice ne peut pas être un travail de boutiquier qui ne s’occupe plus que du nombre d’actes qu’il pose. L’humain doit rester central.


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