Stop au délai de prescription en cas de viol?
Publié le 09-12-2016 à 11h15
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Il faut parfois beaucoup de temps aux victimes pour libérer leur parole. Mais le temps passé empêcherait aussi de pouvoir prouver une culpabilité. Après avoir révélé des abus subis durant son enfance, l'animatrice Flavie Flament a été chargée d'une mission sur la question.
Oui
Joëlle Delmarcelle, psychologue et coordinatrice de l'ASBL "SOS Viol".
" On doit permettre aux victimes de viol d’aller à leur rythme. Le chemin de la parole et de la plainte est long et plein de freins. Pour la victime, une condamnation est l’indispensable reconnaissance de ce qui lui est arrivé. "
Le dossier Flavie Flament a fait revenir à l’avant-plan la question de la prescription pour faits de viol. Alors, faut-il la lever pour permettre aux victimes d’aller à leur rythme ?
S’il faut argumenter du côté des victimes, il est évident qu’en matière de violence sexuelle, les délais de prescription sont toujours vécus comme étant trop courts. Au niveau des faits commis sur des mineurs, en particulier, il faut bien comprendre que c’est très compliqué pour un enfant d’oser en parler. On sait que, souvent, les faits sont commis par des membres de la famille ou de l’entourage proche de la victime, ce qui signifie qu’il y a tout un rapport d’influence et d’autorité, de pression, de peur, voire affectif qui rend encore plus difficile d’appeler à l’aide. Pour pouvoir commencer à s’exprimer, l’enfant doit déjà pouvoir se dégager, être de temps en temps physiquement en dehors de chez lui. C’est la raison pour laquelle le début de sa réflexion commence souvent à la majorité. Pour les victimes adultes aussi, il faut parfois de nombreuses années pour sortir les choses. Egalement parce qu’elles ont peur de ne pas être crues, d’être jugées. La honte et la culpabilité sont des freins importants. Une fois que des mots ont été mis sur ce qui s’est passé vient seulement la question du dépôt de plainte, avec une crainte supplémentaire : celle d’être accusé de calomnie… On a été confronté à des situations où c’est juste au moment où les personnes commençaient à se poser la question de déposer plainte, qu’on leur disait : "c’est trop tard". Dans ce sens-là, c’est vrai que c’est un non-sens de ne pas permettre aux victimes de disposer d’un temps suffisant pour agir.
Vous qui êtes en contact avec des personnes qui ont subi ce genre de faits, voyez-vous leur souffrance diminuer avec le temps ?
Pas du tout, au contraire. C’est une souffrance continue, permanente. Même si, à de rares occasions, elle arrive à être mise un peu sur le côté, il y aura toujours un moment où elle surgira à nouveau. À l’occasion de l’un ou l’autre événement anodin, elle se réveille. C’est la mémoire traumatique. Le corps a été marqué et il se souvient, d’autant plus évidemment quand il a été question d’agressions répétitives. Même après tout un travail, il reste une énorme fragilité qui marque toutes les personnes qui ont vécu cela.
Le fait d’en parler participe à la diminution de cette souffrance ?
C’est le pari que nous faisons oui. La parole est un outil privilégié. Comme le sujet reste encore tabou, il est essentiel de dire aux personnes qu’il y a des endroits où elles peuvent se libérer, des endroits où on les croit et où on les prend en charge tout au long du chemin qu’elles veulent suivre. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’étapes à franchir et que c’est long.
A-t-on une idée de la proportion de plaintes qui n’ont pas pu être traitées jusqu’au bout à cause des délais de prescription ?
Pas vraiment non… Ce qu’on sait, c’est qu’il y a huit dépôts de plainte par jour en Belgique et que, comme on le sait, la justice a pas mal de soucis. Par conséquent, le traitement des dossiers met du temps. C’est souvent le problème des preuves qui est mis en avant. Un facteur de complication de plus. Et ce retour négatif est parfois mal vécu.
Qu’apporte à une victime la condamnation de son agresseur ?
Pour les victimes, une condamnation est une reconnaissance de ce qui leur est arrivé. L’importance de la peine importe moins.
Quel travail effectuez-vous dans votre association ?
"SOS Viol" est un service qui accueille, écoute et accompagne. Je rappelle qu’il y a un numéro vert (gratuit) : 0800/98.100. L’équipe de la permanence téléphonique est à la disposition de toute personne confrontée à la problématique, dans l’anonymat. Et puis nous proposons accompagnement social, juridique et psychologique en consultations. On l’a dit, il faut beaucoup de temps. J’aimerais ajouter qu’il faudrait aussi que la société soit à la hauteur de ce que ces personnes ont à dire, et ce n’est pas toujours le cas.
Déjà 20 000 signatures en France pour demander l’imprescriptibilité
Le mensuel "Psychologies Magazine" vient de lancer un appel ainsi qu’une pétition en ligne. Intitulé "Il est urgent d’agir pour protéger les mineurs des violences sexuelles", le texte demande notamment l’abrogation du délai de prescription pour les crimes et délits sexuels dans le Code pénal. Il a été signé par des personnalités telles que les psychiatres et psychanalystes Boris Cyrulnik et Serge Hefez, l’obstétricien et gynécologue René Frydman, le pédopsychiatre Xavier Pommereau, ou la psychiatre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, ainsi que l’animatrice Flavie Flament. La pétition a recueilli à ce jour plus de vingt mille signatures. En France toujours, la ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol, vient de nommer Flavie Flament à la tête d’une mission de consensus sur le délai de prescription pour les viols. On se souvient que l’animatrice a dernièrement révélé avoir été violée il y a près de trente ans par le photographe David Hamilton.
Non
Adrien Masset, professeur de droit pénal à l'Université de Liège.
" On fait croire aux victimes qu’en abolissant le délai de prescription en cas de viol, on va les aider. Mais, en fait, au plus le temps s’écoule, au plus les chances d’aboutir à une condamnation sont minces. "
Des voix s’élèvent pour demander l’abolition du délai de prescription en cas de viol. Qu’en pensez-vous ?
D’après moi, c’est un miroir aux alouettes : on fait croire aux victimes qu’en augmentant, voire en abolissant, le délai de prescription en cas d’agressions sexuelles, on va les aider. Or il vaudrait mieux les encourager à porter plainte le plus rapidement possible. Au plus le temps s’écoule, au plus les chances d’aboutir à une condamnation sont minces.
Concrètement, pourquoi le temps joue-t-il contre les victimes ?
Il faut savoir que dans les affaires de mœurs, il n’est pas du tout évident d’apporter la preuve d’une accusation. Il n’y a généralement pas de témoins et les preuves matérielles sont difficiles à collecter. D’autant plus si on laisse du temps s’écouler. On dit toujours qu’une enquête pénale, cela se joue lors des premières heures qui suivent les faits, au moment où on peut encore rassembler un maximum d’éléments probants. Puis, il y a aussi la question du consentement. Avec le temps, les souvenirs se reconstruisent, parfois selon des phénomènes d’auto-persuasion ou de perte de mémoire. Cela n’a pas de sens de demander, tant au plaignant qu’au suspect, ce qu’il s’est passé il y a parfois plus de vingt ans…
Pour vous, il ne faudrait donc pas allonger, voire abolir, le délai de prescription, mais au contraire, le raccourcir ?
Pour une victime d’agression sexuelle mineure, le délai de prescription court à partir de sa majorité. La loi a beaucoup changé, mais pour faire bref, disons que ce délai est de 15 ans. De plus, ce délai peut être multiplié par deux, si au dernier jour de ces 15 ans, une plainte est déposée ou une enquête entamée. Ainsi, une personne abusée par exemple à 14 ans pourrait obtenir gain de cause à 48 ans, après l’identification de l’auteur des faits, sa poursuite pénale et, enfin, sa condamnation pénale définitive soit en première instance, soit en appel, soit en cassation. Mais, selon moi, un tel délai de prescription est effectivement trop long. Je le répète : il donne de faux espoirs pour les victimes. Dans la plupart des dossiers ouverts des années plus tard, je peux vous dire que cela ne mène nulle part. Sans compter que c’est une épreuve terrible pour les victimes. Leur parole sera remise en doute, elles vont avoir le sentiment qu’on ne les croit pas, qu’elles ne sont pas épaulées par le système judiciaire… C’est ce qu’on appelle la victimisation secondaire : d’abord victime des faits, puis victime du système qui ne leur accorde pas l’attention requise.
Mais pourquoi la justice n’accorde-t-elle pas davantage d’attention aux plaignants ?
Comme le suspect est présumé innocent, le doute va lui profiter, tandis que c’est au plaignant ainsi qu’au parquet de prouver sa culpabilité. Il faut aussi se demander pourquoi est-ce qu’une personne porte plainte des années plus tard. Ne cherche-t-elle pas à régler ses comptes avec cet instituteur qui l’a fait redoubler ? Ne cherche-t-elle pas à écarter ce beau-père gênant ?
En instaurant un délai de prescription, que vous espérez encore plus court, le système judiciaire cherche-t-il à éviter de commettre des erreurs ?
Pour défendre le délai de prescription, la première idée qui avait été avancée, c’était que quelqu’un qui était soupçonné et qui avait commis une infraction ne dormait pas parce qu’il vivait dans la hantise d’être identifié, poursuivi et condamné. Après vingt ans, on estimait que c’était un châtiment suffisant. Mais c’est un argument qui peut faire sourire, compte tenu du peu de conscience de certains délinquants. Le deuxième motif, c’est qu’après un certain temps, on fait pire que bien en mettant en lumière d’anciennes affaires. Mais, enfin, seule la dernière raison est valable : le délai de prescription représente en effet une garantie contre l’erreur judiciaire, puisque plus le temps avance plus les preuves s’affaiblissent mais, surtout, plus il devient difficile pour quelqu’un de se défendre.
Seuls les crimes contre l’humanité bénéficient de l'imprescriptibilité
En 2014, le Sénat français a porté à trente ans le délai de prescription en cas d’agression sexuelle. Comme l’expliquait Philippe Kaltenbach au “Figaro”, il n’était pas question de “rendre ces crimes et délits imprescriptibles et à les placer au-dessus des crimes de guerre et des actes de terrorisme” . Il ajoutait aussi: “ Aujourd’hui, seuls les crimes contre l’humanité bénéficient de cette imprescriptibilité. Il nous semblait difficile d’aligner les agressions sexuelles sur un régime comparable. ”