Le rêve d’un Web universel, ouvert et libre a-t-il disparu aujourd’hui ?
Publié le 26-04-2017 à 10h53 - Mis à jour le 26-04-2017 à 12h02
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Ce mercredi, nous vous proposons le deuxième volet de notre série consacrée au rôle d’Internet dans nos sociétés (lire ci-dessous). D'où notre question: le rêve d'un Web universel, ouvert et libre a-t-il disparu?
Participez également à une enquête européenne sur le sujet en cliquant ici.
Oui
Cyril Fievet, journaliste et auteur spécialisé dans les nouvelles technologies.
" Le rêve d’un Web universel, ouvert et libre a presque disparu aujourd’hui. Peu à peu, ce qui était une belle promesse s’est transformé en un cauchemar orwellien. Tout ce que nous faisons en ligne est non seulement stocké quelque part, mais dûment analysé. "
Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web, constatait l’année passée que le Web était "cassé". Partagez-vous ce constat ?
Je suis globalement d’accord, même si la formule est volontairement provocatrice (et un peu réductrice). Le rêve d’un Web universel, ouvert et libre a presque disparu aujourd’hui. Peu à peu, ce qui était une belle promesse s’est transformé en un cauchemar orwellien. Cela tient à deux choses. D’un côté, quatre ou cinq entreprises maîtrisent l’immense majorité des communications, des contenus et des données. Internet et le Web, décentralisés par construction, se sont "dé-décentralisés" : les modèles hiérarchiques et pyramidaux ont repris le dessus. De l’autre côté, les utilisateurs se sont engouffrés dans des services objectivement bien faits, pratiques et utiles, sacrifiant au passage une partie de leur vie privée et de leur liberté individuelle. Si le Web est cassé, ou en tout cas très abîmé, c’est nous, les internautes, qui en sommes responsables.
Comment cela ?
A mon sens, la figure emblématique de cette triste évolution est Facebook. Pour beaucoup de gens, hélas, "aller sur le Web" veut simplement dire aujourd’hui aller sur Facebook, qui n’est pourtant qu’un seul site Web, purement commercial. On voit des entreprises ne plus créer de sites Web présentant leur projet ou leurs produits, mais simplement une page Facebook. Et l’adresse de cette page figure même sur la documentation commerciale de l’entreprise, ce qui revient, de façon absurde, à faire la publicité d’une entreprise tierce plutôt que la sienne. Au lieu d’ouvrir un blog, site personnel servant d’espace de liberté où chacun peut s’exprimer à sa guise, on publie et partage sur Facebook, un site largement censuré, bourré de publicités, et où tout ce qui s’affiche est savamment manipulé. Même quelques grands médias publient leurs articles sur Facebook, lui abandonnant la monétisation de leurs contenus. Cela me paraît sidérant. Et ces contenus de qualité s’y retrouvent mêlés, à parts égales, à des contenus effarants : "fake news", contre-vérités scientifiques, "clickbaits", etc. Ce faisant, l’usager a totalement perdu la propriété de ses données. Et tout ce que nous faisons en ligne, le moindre message envoyé, la moindre photo partagée, le moindre clic, est non seulement stocké quelque part, mais dûment analysé, par des outils de plus en plus sophistiqués, qui servent à réaliser de véritables portraits-robots de notre personnalité, nos actions, goûts, habitudes… En 2015, une étude universitaire a montré que Facebook peut cerner votre personnalité plus précisément que les personnes les plus proches de vous (collègues, amis ou famille). Inquiétant, n’est-ce pas ?
Faut-il dès lors réinventer le Web ?
Oui, ça me paraît nécessaire de réinventer le Web. Il faut notamment redonner du pouvoir à l’usager, et lui redonner le contrôle de ses données personnelles. Il faut proposer des alternatives plus ouvertes et plus libres aux services commerciaux d’aujourd’hui (qu’il s’agisse de Facebook, Dropbox ou YouTube). Et il faut sortir d’un modèle purement publicitaire qui ne pourra être que de plus en plus aliénant.
N’est-ce pas une liste de vœux pieux ?
Non, le mouvement est en marche, porté par plusieurs projets ambitieux et rendu possible par des briques technologiques qui manquaient jusqu’alors. IPFS, Zeronet, Blockstack ou d’autres démontrent déjà la faisabilité et la réalité d’un Web purement décentralisé, parfois même sans serveurs, où l’internaute peut choisir d’être anonyme ou en tout cas cesser d’être constamment traqué. Plusieurs de ces projets reposent sur Bitcoin (NdlR : un réseau de paiement novateur et une nouvelle forme d’argent) ou d’autres crypto-monnaies. Pour la première fois dans l’histoire d’Internet, il est possible d’effectuer de véritables micro-paiements (de l’ordre du centime d’euro, voire moins), de façon simple et efficace. Cela rend possible du paiement à l’acte d’un genre vraiment nouveau et d’innombrables services innovants : ne payer que pour les pages d’un livre qu’on a vraiment lu, transformer les "like" en monnaie sonnante et trébuchante, rémunérer automatiquement tous les artistes qui sont intervenus dans la production d’une chanson…
Non
Yves Baudechon, président Ogilvy & Social Lab.
" Internet reste un formidable moyen de pouvoir au service et en faveur des citoyens, des isolés ou des consommateurs. Grâce à lui, un artiste trouve directement une audience, ma fille me rassure depuis le Cambodge et un dissident politique me livre son opinion. "
Internet est aux mains de quelques entreprises américaines (Facebook, Google, Microsoft…) dominantes. N’a-t-on pas cassé le rêve d’un Web libre ?
Non, Internet a donné et continue à donner aux citoyens, aux isolés ou aux consommateurs une voix. Certes Google pour la recherche et Facebook pour les réseaux sociaux en contrôlent une partie mais Internet reste un écosystème terriblement ouvert qui se renouvelle en permanence. Oui, il y a cinq gros joueurs mais beaucoup de petits peuvent y prospérer. Regardez ces plates-formes comme etsy.com : des millions d’artisans et d’artistes peuvent trouver un marché et une audience sans devoir passer sous les fourches caudines de grands acteurs. Internet est aussi un outil formidable qui facilite grandement l’accès à la connaissance. Je pense notamment aux Mooc, ces cours en ligne ouverts à tous dans le monde entier et donnés par des professeurs de haut vol. Je vois la génération de mes enfants qui apprennent ici à jouer de la guitare ou là à monter une expérience via ces nouvelles techniques d’apprentissage qui restent très démocratiques et accessibles, soulignons-le.
Internet ne s’est-il pas transformé en poubelle avec ses "fake news", photos volées, attaques anonymes ou pubs intrusives ?
Les réseaux sociaux présentent avant tout un côté vertueux, celui de la création de liens et d’échanges entre les gens. Dans le business, LinkedIn a permis à de nombreuses personnes de trouver un nouveau souffle à leur carrière. Ma femme a eu un cancer. La tendresse et l’affection qu’elle a reçues via sa communauté sur les réseaux, même de gens inconnus auparavant, étaient incroyables et extrêmement importants pour elle dans ce moment. Je sais qu’il existe de mauvais côtés comme le "bullying" (NdlR : type de harcèlement) auquel se livrent certains jeunes mais cela ne doit pas cacher ces capacités de mobilisations extraordinaires et d’aides en faveur d’une personne ou d’une cause. Je pense à ce récent comportement brutal d’une compagnie aérienne envers un passager et à la mobilisation des internautes qui a fait perdre à cette société 4 % de sa valorisation boursière puis a obligé le patron à s’excuser et à remodifier en profondeur la manière dont il gère l’overbooking. Internet reste un moyen de pouvoir en faveur du citoyen. On peut se plaindre de l’accès au sexe mais c’est aussi un formidable canal permettant à des gens de sortir de leur solitude et de retrouver une compagne ou un compagnon. Internet permet aussi de vivre avec plus de proximité et de partage. La génération Z va 7 fois par heure sur les réseaux sociaux. Ma fille est au Cambodge. Si je veux savoir comment ça se passe, je vais voir son Snapchat.
Avec Amazon ou Uber, Internet n’est-il pas devenu plus dommageable que bénéfique aux entreprises locales ?
Non, nous aidons les entreprises à utiliser les réseaux sociaux et cela fonctionne. Le temps que passent les gens sur les plates-formes sociales ne cesse de grandir. C’est un outil efficace pour les entreprises, intéressées d’avoir un contact avec le consommateur final - sans intermédiaires, parce que ce qu’offre Internet. Elles peuvent répondre à leurs questions ou tester leur approbation avant de lancer un nouveau produit. Les marques n’étaient pas habituées à cette relation directe et il faut les aider à devenir d’une certaine manière un média en se privant des autres médias. Les exemples de cette dynamique abondent aussi en politique avec des Trump ou Mélenchon qui s’adressent directement aux citoyens sans intermédiaires. Dans des pays moins démocratiques, Internet permet à des opinions de s’exprimer. Je pense aux printemps arabes ou à des voix de dissidents. Quand on veut faire taire l’opposition et les critiques, les dictatures restreignent ou coupent Internet. N’est-ce pas la preuve de sa puissance positive ?
N’assiste-t-on pas à l’installation d’un soft totalitarisme via le diktat des algorithmes conçus pour créer un besoin voire une addiction ?
Les grands acteurs ont souvent montré leur capacité à s’adapter et à supprimer des fonctionnalités qui ne faisaient pas l’unanimité. Ils sont très réactifs face aux menaces qui mettent en cause leur capacité de se maintenir voire de grandir. Facebook a bien réagi pour mieux contrôler les "fake news".
Notre série REIsearch
Initiative européenne. Voici le deuxième volet, sur trois, de notre série REIsearch qui interroge le rôle d’Internet dans nos sociétés. Cette opération est promue par Atomium, l’institut européen pour les sciences, les médias et la démocratie. Lors de chaque publication, les internautes de LaLibre.be sont invités à répondre à une enquête en ligne, qui fera l’objet d’un rapport. (Pour répondre à cette enquête en ligne, suivez ce lien : https://reisearch.eu/initiatives/next-generation-internet/2/fr )
Objectif. REIsearch veut établir un lien entre l’expérience des citoyens de l’UE et l’expertise de ses chercheurs afin de venir en soutien des décideurs politiques lorsqu’ils prennent des décisions qui ont une incidence sur la société.
Partenaires presse. Pour donner une vraie visibilité à cette édition 2017, neuf grands médias européens sont associés : "El Pais", "Frankfurter Allgemeine Zeitung", "Il Sole 24 Ore", "Der Standard", "Elsevier", "Luxemburger Wort", Wyborcza.pl, Publico et "La Libre Belgique".