"Le protectionnisme de Trump relève de l'illettrisme économique " (RIPOSTES)
Publié le 21-03-2018 à 09h48 - Mis à jour le 21-03-2018 à 15h47
La mesure de Donald Trump qui vise à taxer l’acier et l’aluminium non américains a fait bondir les économistes de tous bords et inquiète l’Union européenne, qui cherche à se soustraire à ces taxes. Le protectionnisme est-il une idée dépassée ?
Oui pour Bill Wirtz, analyste politique pour le Consumer’s Choice Center.
A long terme, les mesures protectionnistes se répercutent sur les prix et les salaires. Au bout de la chaîne, ce seront les consommateurs qui seront touchés, y compris les moins aisés économiquement.

Qu’avez-vous pensé de la mesure ultra-protectionniste récemment décrétée par Donald Trump ?
D’un côté il n’y a rien de surprenant dans le fait qu’il mette des taxes douanières sur ces produits. C’est justement ce qu’il avait promis de faire durant toute sa campagne - il en a parlé plusieurs fois. Ce qui est plus surprenant, c’est le moment de cette annonce, à laquelle personne ne semblait préparé.
Vous pensez que cette mesure n’a pas été très réfléchie ?
Cela relève d’un illettrisme économique. La croyance en laquelle vous allez rendre votre pays plus prospère en mettant des taxes sur des importations. En ce qui concerne l’économie, il y a beaucoup de divergences; mais sur le sujet des taxes douanières, il y a une certaine unanimité qui n’est pas existante dans d’autres domaines. Vous trouverez très difficilement un économiste qui va vous dire que ce genre de mesure va rendre votre pays plus prospère. Surtout dans le long terme.
Et à court terme ?
A court terme, effectivement, vous pouvez avoir quelques avantages, notamment des créations d’emplois. Le problème, c’est que c’est le consommateur qui va payer ces taxes. Et la raison est simple : personne d’autre ne peut les payer !
C’est-à-dire ?
Prenez une entreprise : vous avez trois agents qui peuvent contribuer à payer la taxe. Les actionnaires, qui ont tendance à ne pas payer, les salariés, qui travaillent pour l’entreprise, et en bout de chaîne le consommateur. Concrètement ces taxes seront répercutées sur les salaires et les prix.
Bien que Trump soit conservateur, on aurait pu penser qu’il appliquerait une politique économique ultra-libérale. Ce n’est pas le cas. Pourquoi selon vous ?
Mais Trump n’est pas un Républicain comme les autres. Pendant des décennies, les Républicains ont été pro libre-échange, accusant même le Parti démocrate de ne pas suffisamment l’appliquer. Le problème, c’est que Trump n’y a pas trouvé sa place. Donc il a pris le parti en otage et ceux qui ont un avis modéré se taisent ou changent le positionnement politique qui était le leur cinq ans plus tôt. En cela, le protectionnisme entre par la porte de service du Parti républicain. Sans grande résistance en face.
Le Parti démocrate s’oppose pourtant fermement à cette politique, non ?
Pas suffisamment. Le problème, c’est qu’à l’extrême gauche, quelqu’un comme Bernie Sanders est d’accord avec ce genre de mesure, puisqu’il croit que la protection par les taxes douanières avantage l’emploi local.
A la faveur d’événements aussi importants que le Brexit ou la montée des extrêmes en Europe, on a l’impression que les mesures protectionnistes reviennent en force. Ce n’est qu’une impression ?
Je ne crois pas que l’isolationnisme économique soit la motivation première des brexiteurs. Mais c’est vrai, dans d’autres pays, de gros partis envisagent des mesures ultra-protectionnistes : le Front national en France, par exemple. Le protectionnisme est une très vieille idée. Déjà sous Louis XIV, on taxait énormément; c’est ce qu’on a appelé le mercantilisme. Résultat : à la fin de la monarchie, la France était ruinée.
Le protectionnisme ne peut-il pas être bénéfique pour les classes sociales moins aisées ?
Mais si vous importez quelque chose qui est de plus grande qualité et pour un prix moins important que si vous l’aviez produit vous-même, c’est vos consommateurs qui en profitent. Surtout les consommateurs qui ont le moins de moyens.
Vous pensez que Trump dupe son électorat en prenant ce genre de mesure ?
Je ne pense pas qu’il dupe son électorat. Mais ce qui est certain, c’est que c’est son électorat, basé au centre du pays, aux revenus plus faibles, qui dépend le plus des importations et du libre-échange, qui va en souffrir. C’est assez ironique.
Entretien : Clément Boileau
Non pour Adrien de Tricornot, journaliste économique et co-auteur d’"Inévitable Protectionnisme"
Ce type de protectionnisme est le résultat d’une dérégulation incontrôlée du commerce mondial. Il y a du bon dans le protectionnisme, à condition que celui-ci protège les droits sociaux ou environnementaux.

En 2011, vous avez écrit un livre intitulé "Inévitable Protectionnisme". Il semblerait que Trump vous donne raison.
Justement, à l’époque nous alertions sur le fait que la dérégulation du commerce produit des déséquilibres. Et notre intuition, c’était que ces déséquilibres (sociaux, environnementaux…) allaient produire de telles inégalités que de façon inévitable la question du protectionnisme allait se poser. Et qui plus est, se poser d’une façon dangereuse, nationaliste. A la racine de la politique économique de Donald Trump, il y a des questions à se poser sur la réglementation du commerce.
Le libre-échange est pourtant largement perçu comme un facteur de développement, non ?
Je pense que la dérégulation du commerce comme facteur de développement - dans le vrai sens du mot développement - est en grande partie mythologique. Ce que nous avons essayé de démontrer dans le livre à l’époque, c’est que nous serions obligés de relocaliser la production dans pas mal de domaines si on voulait, par exemple, sauver le climat. Cela a été très bien dit par Paul Magnette, ministre-Président de la Région wallonne : il faut choisir une régulation supplémentaire du commerce pour remplir les objectifs climatiques fixés.
Ce retour a un protectionnisme sauvage serait en quelque sorte le produit de la dérégulation du commerce ?
Effectivement, jusque dans les années 80-90 et avant l’entrée de la Chine dans l’OMC (depuis le 11 décembre 2001, NdlR), il y avait des tarifs douaniers sur certains types de produits qui rendaient la production de certains pays captive. A partir du moment où ce type de production s’est effondré, les gens se sont tournés vers Trump qui a promis, même si c’est illusoire, de rapatrier la production. Il n’est pas étonnant dans ce cas que la dérégulation produise des déflagrations politiques, notamment en mettant des régions industrielles entières au chômage.
Est-ce que Donald Trump, par ces mesures brutales, est en train de définir une nouvelle forme de protectionnisme ?
Je ne pense pas. S’il faut plus de protectionnisme, il doit être en faveur des industries de la transformation énergétique. Ou bien basé sur des critères de droit à la santé, en fonction des risques encourus par les employés de certains secteurs. Dans les années 90, il y avait encore des accords qui étaient possibles par l’ancêtre de l’OMC qui imposait des quotas subordonnés à l’atteinte d’objectifs sociaux. Plus ces objectifs étaient atteints et plus le pays pouvait exporter. C’est très différent d’un protectionnisme défensif, énième avatar d’une logique de guerre commerciale. Sur un marché complet comme l’Europe, on pourrait adopter un relèvement des taxes basé sur les conventions de l’organisation internationale du travail.
Une autre forme de protectionnisme, moins défensif, est donc possible ?
Friedrich List, économiste allemand, prône un protectionnisme éducateur. Quand on a une industrie naissante par exemple, comme la Chine, ou avant elle la Corée et le Japon justement, il s’agit de ne pas l’ouvrir à tous les vents de la concurrence car elle n’est pas assez forte. Ce n’est qu’une fois que c’est le cas qu’elle s’ouvre et s’améliore par la compétition - parce qu’elle est assez grande.
Pourquoi vous êtes-vous posé la question du protectionnisme en 2011, qui à l’époque déjà sonnait comme un gros mot ?
Justement parce qu’on a mis derrière ce mot sa forme la plus néfaste et nocive. En réalité, dans ce régime de libre-échange, on a eu cette très grande dérégulation mais aussi, il ne faut pas s’en cacher, une forme de protectionnisme qui ne s’appelle pas "protectionnisme". Il y a eu par exemple des mouvements monétaires, avec l’entrée dans le commerce mondial de pays ayant des régimes qui ne respectent pas le principe de libre flottaison des monnaies. Donc on dit : "tout est dérégulé", sauf cette chose qui change complètement le jeu de cette dérégulation. Il s’agit quoi qu’on en dise d’un commerce régulé d’une autre manière.
Entretien : Clément Boileau
Côté libéral
Frédéric Bastiat, apôtre du libre-échange
1850. Bill Wirtz cite comme influence principale Frédéric Bastiat, connu pour son traité "Harmonies économiques", paru en 1850, devenu une œuvre phare de la pensée libérale en France. Egalement élu à l’Assemblée nationale, Bastiat était opposé au colonialisme et prônait le libre-échange et la concurrence.
Côté protectionniste
Friedrich List ou le "protectionnisme éducateur"
1841. Adrien de Tricornot s’en réfère, lui, à Friedrich List, dont l’œuvre majeure, "Le Système national d’économie politique", a paru en 1841. Très critique vis-à-vis du penseur libéral Adam Smith, List prône un "protectionnisme éducateur" visant à protéger à moyen terme le marché national.